J’observe dans la trilogie panique de Giono (Colline, Baumugnes, Regain) une dynamique à l’oeuvre aussi dans ses autres livres. Avant de s’égarer dans un travail un peu vain sur la parole (Les âmes fortes par exemple), Giono était l’écrivain des relations entre l’homme et la nature, par l’intermédiaire du dieu Pan. Omniprésent mais jamais cité, on sent sa présence au détour d’un coup de vent, à travers la minéralité de l’eau ou la pousse d’un chêne.

Ensuite, il me semble que l’oeuvre se perd – je suis passé complètement à côté du romantisme sauvage du Hussard sur le toit – dans les contemplations et louanges de la vie paysanne. Par exemple, Un Roi sans divertissement : première partie exemplaire, panique et mystérieuse : des gens disparaissent et sont tués par une chose inconnue. Mais lorsque, une fois l’enquête réglée, le gendarme Langlois revient au village pour s’y installer (on comprend alors que l’enquête n’est pas le coeur du livre), la dynamique est stoppée et le texte se complait longtemps dans la description statique et nostalgique des activités villageoises. Là, les forces de la réaction ne sont plus très loin.

Au sein de la trilogique panique, on retrouve aussi ce motif de dynamique narrative brisée : Colline, peut-être le plus fascinant, impose les forces mystérieuses de la nature à une bande de paysans hébétés. Baumugnes, charmantissime, c’est la solidité des liens humains par l’entremise de la terre – histoire d’amour et d’amitié limpide, à lire à l’ombre d’un châtaignier. Mais avec Regain ça se gâte, de la même manière que ça se gâte dans Un Roi sans divertissement : un homme, vivant seul dans un hameau perdu, rencontre une femme et ensemble ils cultivent la terre. Il y a dynamisme jusqu’à la rencontre, mais l’élan se brise lorsque le texte ne s’intéresse plus qu’au travail de la terre, et semble oublier que le rapport panique des humains à la terre ne peut s’instituer qu’en mouvement.

On comprend pourquoi on a parfois soupçonné Giono de travail-famille-patrisme : cette langue qui s’englue à seule fin de témoignage, dans l’exaltation des choses quotidienne du labeur et du produire, cette langue sent le formol ; lorsqu’au contraire elle s’élève et situe Pan, construit une cosmogonie tenue par un mouvement, alors elle fait de Giono l’un des écrivains les plus radicaux du XXe, un Faulkner de Manosque.


Bonne nouvelle : j’ai réparé le plugin de Calibre qui retire les drm des epub. Ce matin, festin sur le portail de la bibliothèque.


Hier soir, petit théâtre à côté des canaux pour le spectacle de G. Ouverture : les six comédiens vêtus de noir, assemblés les uns dans les autres pour former une bête à six têtes. Au-dessus des têtes, une main divague tandis qu’on répète en canon : « à un moment donné, il faut dire les choses ».

C’est presque un seul en scène de G., son combat contre les forces de l’attachement et de la rupture. Avec un chiffon, elle essuie par terre, comme une folle, pour effacer les taches qui maculent la relation, mais c’est indélébile, bien sûr.

Je rêvais à la beauté du projet qu’elle a su concrétiser : une troupe, j’imagine, un petit spectacle joué dans de petits théâtres où les sièges défoncés sont si proches de la scène que le public est avec les acteurs, si bien que l’on peine à distinguer ce qui est du tic, et ce qui est du jeu conscient des comédiens. Spectacle humble, artisanal, presque pour rien ou pour la beauté du geste, mais requérant technique fine et connaissance du jeu, engagement au long court. C’est une troupe qu’il faut pour tous les petits, moi, une troupe pour faire une bête à plusieurs têtes, capable de résister aux coups de chiffon des plus gros.