Gueule de bois, bon à rien. J’enchaîne jusqu’au trop-plein les épisodes de The West Wing. Je me rappelle aussi des Sept de Chicago vu samedi soir. Personne ne filme mieux que Sorkin les gens intelligents.

Déjà le printemps. Hier je sentais l’odeur du printemps, ou l’odeur de ma peau appelée par le printemps. Elle est en avance de quelques semaines. Je me suis rappelé la faculté qu’elle avait, non de me rendre heureux, mais au contraire de me ramener aux ombres des gouffres passés : hier, l’odeur de ma peau pleine de printemps disait toutes les joies ratées du printemps, les jeunes filles en fleur quand on a dix-sept ans, les amis qui se font des cabanes, ce qu’on n’a pas su saisir, ce qui s’est dissipé car on est arrivé trop tard. Depuis, les ombres ne sont pas allées au néant, mais se sont réfugiées sous ma peau, et chaque année, par les odeurs, aux premiers jours de printemps, elles reviennent et me tourmentent.

Bloqué dans une sphère dans laquelle on ne peut entrer — on ne sait pas non plus comment j’y suis entré. Je voudrais recommencer à écrire, n’importe quoi, mais aucune idée et rien à dire. Les livres ne m’aident pas. Comme si le désir de sublimer, parfois si fort en moi, s’était tari.

Comme si, durant ces journées de solitude j’en venais à m’abrutir de moi-même. Ce soir je suis dans l’état larvaire que je déteste, mais — je ne vois pas d’autre possibilité — qu’en même temps je recherche. Ma vie consiste à n’être qu’une activité intérieure, répétition de tâches dérisoires requérant toute mon énergie.

Habitacles, Jérôme Orsoni.

Je tourne dans ma tête ce que m’a dit A. l’autre jour : plusieurs manières de dire non.

À Folies d’encre, j’achète le dernier Lucie Taïeb sur la décharge de Freskills. Mon projet d’écrire sur une (La ?) décharge est en friche. L’autre livre acheté, c’est le dernier Quintane. Mais pas certain d’avoir besoin de lire les énièmes commentaires d’une prof-de-français-de-gauche-dans-le-9–3 : mes timelines en sont remplies.

Mais voilà : il est déjà tard et les éléments de ma todo sont virtuels. Qu’ils soient barrés (finis), stabilotés (importants), ou rien, leur existence ne désigne que le vide. C’est toute cette journée qui n’a pas existé, et combien d’autres avant elle ?

Pedro Paràmo, que m’a prêté A. J’y passe largement à côté, rien n’accroche.

J’essaye — sans très bien y parvenir pour le moment — d’adapter pour mes upe2a la séquence que j’avais proposée à mes 6e sur les grands récits de création dans la Genèse et le Coran. Avec les upe2a plus qu’avec les autres, il faut aller à l’os, faire tenir un raisonnement entier en trois petites lignes sans difficulté de vocabulaire. Et comment le faire sans dévoyer le propos ? Cela nécessite de savoir exactement ce que l’on veut et ce qu’ils peuvent.

Opera (Argento). Grand film raté, ou film raté mais grand. Filmage grandiose, mouvements de caméra et montage qu’on ne voyait pas à l’époque, et qu’on n’a pas réussi à reproduire aujourd’hui. Les acteurs cependant jouent comme des pieds et le scénario est risible. Qu’importe, la sincérité, la volonté de cinéma arrachent tout.

Avons voulu retourner à la décharge sur laquelle nous étions tombés par hasard il y a trois mois. Aujourd’hui, tout a été retiré, ne reste qu’un terrain vague jonché de détritus enfoncés sur quelques centimètres dans la terre. Ils ressemblent aux racines prêtes à repousser de plantes sauvages.

Je retrouve par hasard la même interrogation dans le livre de Lucie Taïeb : « une décharge qui ferme cesse-t-elle vraiment d’être une décharge ? Une fois scellée, recouverte d’une herbe qui bientôt reverdira chaque printemps, devient-elle un parc ? »

Ce midi avec J., la conversation a dévié jusqu’au sujet de la métrique (saine discussion !) Elle m’a expliqué la grande différence d’approche théorique entre Roubaud/Cornulier et Meschonnic. La métrique, selon Roubaud ou Cornulier, c’est l’activité qui consiste, dit-elle, à compter les unités discrètes. Ils travaillent sur du figé ; les unités sont présentes ou ne sont pas. Meschonnic, lui, c’est autre chose. Pour lui, la métrique est d’abord question de rythme, qu’il définit ainsi : « le rythme, c’est l’organisation du sens par le sujet, et l’organisation du sujet par le sens ». C’est une approche qui privilégie le mouvement et admet la subjectivité de l’analyse.

Se rendre à l’évidence : à propos de Décharge, je ne pourrais que proposer mes impressions. C’est aussi le cas dans le bouquin de Taïeb. Elle ne parle pas des décharges et de leurs déchets en général, mais de celle de Freshkills, New York, en particulier. Taïeb dit ce qu’elle fait, ce qu’elle voit, ce qu’elle ressent, cela suffit à faire un bon bouquin.

Je sais ce qui s’est passé le 24 novembre sous le viaduc d’Argenteuil. Je sais ce que j’ai vu par hasard le 25 et ce que cela a produit en moi les jours suivants. Je sais aussi pourquoi je suis venu là et avec qui. Et si tout dire, en étant parfaitement juste, suffisait ?

Plus tard, interrogation sur la mise en abyme. Définition canonique de Dallenbach, qui me laisse songeur : « toute enclave entretenant une relation de similitude avec l’oeuvre qui la contient ».