Puisqu’il faut bien commencer, cela part d’un constat : les cabanes sont à la mode. On a vu passer quelques livres ou films à ce sujet dernièrement. Et puisque c’est à la mode, le texte prévient qu’il va aussi — qu’il va donc — s’intéresser à l’air du temps. Voilà pour le plan de travail. Mais Jérôme Orsoni précise un peu plus loin qu’il n’a encore qu’une vague idée de ce dont il veut parler, et que ceci ne fait pas un livre — car « un livre arrive pour échouer le vague des idées ».

Qu’on se le dise, ici on ne saura jamais bien où l’on va, et cela n’a aucune importance, mais on sait d’où l’on part. Il sera question de cabanes, d’habitacles, et plus généralement des réponses à la question suivante : comment peut-on (encore) habiter le monde ? L’auteur nous invite à considérer l’habitacle non plus comme un lieu, mais comme une attitude. Habitacle, ça serait une posture inquiète, nourrie de peu de certitudes, engendrée par une pensée élastique dont le texte s’efforce d’être la transcription la plus exacte.

Le livre — court, ramassé sur une petite centaine de pages — propose en effet un exercice étonnant de pensée en mouvement, « à sauts et à gambades » dirait l’autre, qui ne masque rien de ses rebours, fulgurances et impasses. Comment habiter le monde ? « mais le monde, si l’on y réfléchit, a toujours été invivable. » Souvent, cela prend la forme d’un dialogue de l’auteur avec lui-même. Il multiplie les aphorismes, les questions banales ou vertigineuses permettant les rebonds de la pensée. S’il récuse le terme fragment, qui présuppose une unité perdue, il concède volontiers écrire des « morceaux de rien du tout », qui à force de se répondre en un incessant ping-pong herméneutique, cherchent à épuiser leur sujet, sans doute de la même manière qu’un joueur de football use son adversaire en le privant du ballon.

D’ailleurs, de sport, il est souvent question : Orsoni se régule en courant un certain nombre de kilomètres par semaine en même temps qu’il écrit le livre ; il note qu’il a couru dans son journal, et il écrit dans le livre qu’il l’a noté dans son journal. On suppose donc que le projet Habitacles devait être pour l’auteur le lieu de l’élaboration d’une sorte de primo-langue (le thème de l’habitacle s’y prêtait), support possible à tous autres types de textes, tenant autant du poème en prose que de la méditation philosophique — mais incompatible avec ce que l’édition traditionnelle pouvait lui accorder.

Dans un entretien pour Diacritik, Orsoni explique en effet qu’Habitacles et sa forme combien étonnante trouvent leur origine dans le refus d’un manuscrit par de nombreux éditeurs, ce qui l’a convaincu de radicaliser sa démarche. Mettant de côté la veine narrative à l’oeuvre dans ses précédents romans, il a élaboré une poétique débarrassée de ce qu’il y a en trop. Le livre a d’abord pris la forme d’un cahier qu’il envoyait par la poste à qui le souhaitait, avant que les éditions Abrüpt accueillent le texte remanié.

En outre, la pensée ne s’échange pas seule. Une solide bibliothèque dite portative lui vient en renfort, épouse ses méandres en convoquant, par exemple, les souvenirs de la cabane de Wittgenstein à flanc de falaise (« celui qui s’installe dans une cabane est toujours heureux »), les réflexions de Loos sur l’ornement — encore la question de se débarrasser de ce qui est en trop –, ou l’artiste américain Robert Smithson, forgeant le temps d’une halte à Passaic le concept renversant de ruine à l’envers.

Finalement, on finit même par s’étonner que le livre soit si court. La conversation de l’auteur avec lui-même, en même temps qu’avec son lecteur, aurait pu tenir mille pages. N’est-ce pas d’ailleurs à cela, une conversation de mille pages, qu’Orsoni s’attelle chaque jour sur son blog ? On devine, dans les derniers paragraphes du texte, une répugnance à finir ; la volonté en tout cas de montrer que cela ne devrait jamais finir. Car, dit-il au travers des plus belles lignes du livre, écrire « c’est ne jamais se résoudre à mettre un terme à la conversation. […] Chaque jour que Dieu fait, il faut lutter contre ceux qui veulent mettre un terme à la conversation. » Mission accomplie, car à la fin tout peut encore continuer : « Tout. Zéro. » – et coda.

Habitacles, Jérôme Orsoni, éditions Abrüpt, 2020