Je lis dans les journaux qu’à Saint-Denis on meurt plus qu’ailleurs ; je lis qu’aux États-Unis les Noirs meurent plus que les autres ; je lis aussi que, selon le directeur de l’ARS de Nancy, il n’y a pas de raison de ne pas poursuivre les efforts de rationalisation budgétaire prévus de longue date. Il faut lire entre les lignes que la crise du covid ne doit pas influencer la doctrine.

Non, aucune corrélation, bien sûr, entre les lits d’hôpitaux qui manquent et le développement des fonctions de bed manager. On n’y connait rien, disent ce genre de types, et puis faut apprendre à lire les chiffres. On ne sait pas lire.

(Plus loin, j’apprends que le type a été débarqué — mais le cravaté semblable qui prendra sa place ?)

Le manque n’est jamais où je l’attends. J’appréhendais les premiers jours sans cigarettes, ils ont passé sans grande difficulté. Aujourd’hui, par contre, je me gave tant de ces pastilles à la nicotine, parfum « menthe fraicheur », que mon cerveau entier baigne dans une soupe d’excitants.

Plaisir de la course à pied. Ma vie très saine, à l’exact opposé de ce qu’elle était il y a deux mois ; à l’exact opposé de ce qu’elle sera dans six mois.

Je suis vide, inconsistant. Les jours passent et rien ne se passe. Les informations sur l’écran — le nombre de morts à Saint-Denis — me restent virtuelles.

Faute de papeterie ouverte, j’ai acheté au Franprix un cahier d’écolier tout simple pour tenir le journal, mais je me demande si c’était une bonne idée. Tandis que j’écris, j’imagine un maitre sourcilleux, lisant par-dessus mon épaule, me demandant de m’appliquer.

Et puis même : impression que le journal, ces derniers jours, ne sert strictement à rien !

Je vais devenir militant, prendre ma carte quelque part. Je veux mettre sous l’éteignoir le doute et l’esprit de contradiction qui m’habitent. Être enfin militant, c’est aussi, j’imagine, ne plus refuser l’outrance, l’exagération. Pour la cause, passer outre la pondération. Il faut savoir le faire. Et puis découvrir la vie d’une petite section locale, rencontrer des gens qui vont toquer aux portes, ceux pour qui l’engagement n’est pas rédaction de tweets verbeux, vindicatifs conforts, à la suite de l’interview de tel ou tel ministre sur une télé poubelle.

Je persiste mollement dans l’envie d’enregistrer ma voix, mais j’ai le désir du son parfait, haute fidélité. J’aimerais savoir poser mes mots, comment masquer le timbre nasillard qu’on peut percevoir quand je prononce certaines consonnes (qui d’ailleurs, c’est étrange, ne sont pas des nasales). Je dois aussi apprendre à utiliser le matériel, savoir précisément ce que je fais, plutôt que pousser les boutons au hasard pour obtenir un résultat convenable.

Tout est faussé. Je ne sais pas si je suis malade ou bien portant, je ne sais pas si je souffre, si je suis heureux, si j’aime ce que je mange, si mon travail est bon. D’une minute à l’autre, toutes les perspectives sont rebattues. Ce matin je me croyais encore malade. Je pensais à une résurgence du covid, ou bien à un cancer, poumon ou pancréas, qui expliquerait ma fatigue.

L’inverse en début de soirée : application, énergie et même allégresse pour la rédaction du mémoire. En quelques heures, je suis passé de mourant à athlète.

Sur Mubi, je découvre les films de Mizoguchi. L’intendant Sancho ce soir. Les films de Mizoguchi nous laissent entrer dans une petite bulle où le temps ne passe presque pas. La majorité des plans sont fixes, composés comme des peintures à l’européenne, avec la trajectoire d’un corps en ligne de fuite. Je m’enroule dans les films de Mizoguchi ; ils sont douleur et douceur, mais toujours purs.

Et j’ai attendu cet après-midi (!!) pour me rendre compte que la dernière phrase du Journal de Kafka est : « toi aussi tu as des armes ».

(Dans mon mémoire, j’expliquais au contraire qu’un journal est une pratique plutôt qu’une oeuvre, qu’à ce titre il est inachevé, et que la dernière phrase d’un journal prend rarement une valeur conclusive…)

Kafka me contredit toujours. Kafka me dit que j’ai des armes.

Bonne journée de travail. Mon cours sur les fausses nouvelles me permet de structurer ma pensée. Je n’avais pas encore compris que faire apprendre, c’est d’abord apprendre mieux soi-même.

Je dis aux élèves que tout texte journalistique est en quelque sorte (et toute l’ambiguïté réside dans le en quelque sorte) un discours argumentatif, c’est-à-dire un discours qui vise à convaincre. Je ne suis pas sûr d’être entièrement d’accord avec cela, et les questions soulevées sont vertigineuses…

L’autre jour, je disais à B. que, de tous les fléaux qui nous menacent — climat, capitalisme, guerre, etc. –, le plus critique est sans doute nos difficultés à produire, faire circuler et hiérarchiser l’information dans le monde. Les moyens récents qui ont révolutionné notre capacité à produire, faire circuler et hiérarchiser l’information ont paradoxalement exacerbé les difficultés qu’elles promettaient de résoudre. Même Macron écoute Cymès sur France 2.