« Enfant, j’ai souvent rêvé de la Grèce. Mais les premières images formulables remontent au lycée quand débutèrent les cours de grec ancien. L’école primaire avait été surtout l’école de la nature. Les leçons de choses vous faisaient vivre au rythme des saisons. On apportait des têtards à la fin du printemps, des hannetons au mois de juin, des pommes en automne. Ce qui m’a le plus frappé dès que je connus le lycée, ce fut le sentiment d’entrer dans un univers où les saisons n’existaient plus. On y enseignait des matières intemporelles, comme les mathématiques, le latin et le grec. Le latin, surtout, me donna cette impression de langue hors du temps, plus encore que le grec. Sans doute parce que ses mots, son alphabet, son esprit trop familiers ou proches en faisaient un monde parallèle et désuet, comme ces cousins éloignés dont on oublie sans cesse l’existence bien qu’ils fassent partie de la famille. Le grec au contraire m’introduisit d’emblée au cœur d’un autre monde. Par son alphabet tout d’abord, les dessins mystérieux de ses lettres dont certaines m’apparaissaient comme des hiéroglyphes chargés d’énigmes : l’oméga, serrure magique ouvrant sur des chambres secrètes ; le psy, trident surgi de la mer Égée, tout ruisselant d’algues et d’écume ; le théta, bouclier dur et mat orné de figures héraldiques ; le xi, escalier ou labyrinthe menant vers le ciel ou les profondeurs de la terre. Plus tard, s’ajouta la découverte de la mythologie, monde fantastique où tout prenait le contre-pied des règles quotidiennes. En dépit des voiles, des symboles plus ou moins obscurs qui masquaient l’arc-en-ciel des légendes, je devinais un univers sexualisé dont le code et les processus m’échappaient. Zeus surtout m’intriguait, ce prodigieux Don Juan céleste qui séduisait indistinctement déesses, nymphes et mortelles et prenait pour ce faire les apparences les plus inattendues : taureau, pluie d’or ou cygne. Je me souviens très bien que ce dernier cas (les amours de Zeus-cygne et de Léda) alimenta longtemps les conversations du jeudi : comment un cygne peut-il séduire une femme, par où et avec quoi ? Il y avait aussi Arthémis, déjà en mini-jupe, les cheveux dans le vent et les seins découverts ; Aphrodite jaillissant des vagues une main sur son sexe d’écume ; Athéna (l’Athéna pensive de la stèle du Céramique), ma déesse préférée, ma fiancée secrète que je trouvais la plus jolie de toute malgré son harnachement guerrier, sa cuirasse et sa lance. Ce qui alors nous intriguait profondément, mes camarades et moi, c’est que le sexe n’apparaissait jamais normalement dans ces mythes : ou ces dames étaient farouchement vierges comme Arthémis et Athéna (et alors, malheur à qui les approchait !) ou elles étaient férocement femelles comme Aphrodite (et alors, malheur à qui les ignorait !). Comment des inspecteurs d’académie, dont l’unique occupation semblait être alors de veiller au moral de leur troupe d’élèves, ont-ils pu inscrire ces délires olympiens, ces fornications forcenées au programme des classes de grec ? C’est alors que je compris — ou plutôt que je sentis confusément — l’importance des mythes dans la formation des images qui gouvernent nos vies. Par eux, à travers eux, s’éveillèrent en moi les premières visions de l’amour, la première révélation d’un monde férocement proscrit par la famille et par la société. Certains de ces mythes proposaient même, derrière la beauté ou l’absurdité apparente des récits, la plus subversive des nourritures spirituelles. Zeus, Dionysos, Arthémis, Athéna, Aphrodite, voilà qui furent mes maîtres et mes maîtresses. Découvrir les mythes grecs à cet âge, c’est forcer malgré soi les portes des interdits, violer innocemment le monde adulte, pressentir, au-delà des murs gris des lycées, l’existence d’une terre d’azur et de sang — la Grèce — que je rêvais intensément de rencontrer. »

L’été grec, Jacques Lacarrière, Plon, 1975

Aujourd’hui pas grand-chose. Me suis levé trop tard pour visiter Mystra sans me presser, et puis je voulais boire mon café dans le calme, au grand air, avec la vue superbe. Rien d’autre donc qu’une promenade sans attraits particuliers — à noter, tout de même, la traversée d’un hameau magnifique, Tripi, situé en contrebas de la route menant à Sparte, qui s’étageait sur cinq ou six niveaux au milieu des treilles, eucalyptus et oliviers, et traversé par un cours d’eau charmant, très calme.

Ce matin, G. est entré sans crier gare à sept heures — « bonjour ! » il a crié en ouvrant la porte, je dormais encore — pour me ramener le livre de Jacques Lacarrière, L’été grec, dont il m’avait chaudement recommandé la lecture. J’avais souvent entendu parler de ce livre en préparant mon départ, j’en ai donc englouti une bonne part aujourd’hui. C’est un livre superbe, élégant et sobre comme j’aime, et comme j’aimerais tant que soient mes propres textes. L’époque a changé, bien sûr — le dernier voyage de Lacarrière date de la fin des années soixante — , mais je reconstitue sans mal les paysages et les senteurs qu’il décrit avec sagesse, érudition, esprit d’aventure ; et je voudrais filer moi aussi vers ces monastères du mont Athos, pour voir si l’on y vit encore tel qu’en 1950.