Il faut se rendre à l’évidence. La N.A. n’aboutira qu’après un effort violent, mais nécessaire, de rationalisation des phrases. Plan de Sauvegarde de l’Emploi pour les relatives, les tirets et l’ensemble des antépositions. Pas de reclassement possible.
Mal de dos intense. Chaque posture est douloureuse.
A. me reparle des rêves, car un morceau du journal furtif était à ce sujet. Je crois qu’il est temps de trouver une méthode, qui serait une méthode littéraire, pour écrire les rêves. C’est déjà fait ? D’accord.
Le matin, au réveil, il me reste parfois des images mentales, trois fois rien, mais au moment de les verbaliser je vois bien que rien ne tient debout, que j’en ai trop oublié. Alors je me sens obligé de bricoler avec des planchettes et des clous rouillés pour faire tenir ensemble les images et, presque, rebâtir a posteriori une fiction différente de celle du rêve. Comment faire autrement ? Comment être éthique dans le compte rendu de rêve ?
Pour le reste, rien. Le déconfinement approche — ce mot, qu’il est laid ! — et je le crains. Mais c’est ma tête qui sent le fauve, à force ! Je n’ai parlé en face à personne d’autre qu’à B. depuis deux mois…
Les écrans m’abrutissent comme jamais, à tel point qu’à la fin de chaque journée, je comprends que je suis devenu l’écran lui-même, une grande étendue de lumière froide, et que je n’ai plus d’autre vie qu’entre ses trois millimètres d’épaisseur. Quand vient la nuit, plus tard, revenu à moi-même, je sens mon cervelet tout chaud, un peu humide. Rien qu’une bouillie de neurones distendus aux connexions aléatoires.
Pour la N.A., j’entame un noeud important — la Machine d’Anticythère — mais je crois que je ne suis pas prêt, pas suffisamment armé pour des travaux de terrassement de cette importance. Comme un sportif qui aurait perdu le rythme, mais s’efforçant de caler ses pas sur le battant du chronomètre.
Fébrile toute la nuit dernière, coeur à mille, impossible de fermer l’oeil. À cinq heures, je faisais les cent pas devant la résidence pour calmer la parano. Je sentais venir l’AVC ou diverses atteintes neurologiques graves. « Je suis puni par là où j’ai péché ». Aujourd’hui, sensations étranges de mon corps à moi-même. Je crois sentir des odeurs de brûlé qui disparaissent aussitôt.
Fin du Bureau des Légendes. Les deux derniers épisodes introduisent une élévation lyrique étonnante, dont je n’arrive pas à décider la pertinence. Il ne se passe rien, Malotru est détruit. Quelques choix scénaristiques discutables. Pourquoi n’avoir pas fait de l’histoire de Jonas et Vicky un arc narratif à part entière ? Pour le reste, saluer la précision, la rigueur de l’ensemble. Quand Jonas et Marina se croisent au bureau, ils se présentent l’un à l’autre, car ils n’avaient jamais eu l’occasion de se rencontrer, même après quatre saisons. Quel scénariste de quelle autre série n’aurait pas négligé ce détail ?
Parce qu’ils m’obsèdent ces temps-ci, les rêves remontent un peu mieux à la surface après la nuit. Ce ne sont plus seulement des filaments d’impression ou des pixels grossiers, assemblés à la hâte ; cela commence à faire de vraies images, solides et maniables, que je peux confronter à ma mémoire en éveil.
Relisant la N.A., impression désespérante de n’avoir rien à dire. Et dans ce carnet non plus, des semaines qu’il n’y a rien, qu’il ne se passe rien, que je ne trouve rien.
Cela s’est fait de manière insidieuse durant le confinement, je me suis vidé de moi-même. J’en ressors essoré. À tout prendre, cela me rassure de finir dans cet état : cela signifie que j’ai besoin du monde pour m’appartenir, et c’est la preuve qu’il y a tout de même quelque chose qui s’écoule en moi et qui prend sa source à l’extérieur de moi.
Il y a un mouvement qui n’est pas en vase clos, et si toutes les choses fonctionnaient comme elles le devraient, je n’observerais donc pas ces résidus croupissants qui stagnent, là, vers l’estomac.
Je parviens à lire à nouveau. C’est revenu avec un Kerangal, valeur sûre, et c’est en lisant L’Adversaire que je me suis rendu compte que, bien sûr, j’étais encore capable — neurologiquement capable — de dévorer un livre en un jour ou deux, d’être déraisonnable avec un livre, de penser à lui chaque fois que je ne suis pas dedans.
Je prends des collyres antiseptiques qu’on vend en doses à usage unique. Chacune de ces doses contient une dizaine de gouttes. Conformément à la prescription, je n’utiliserai qu’une seule des dix gouttes que contient la dose, et je n’utiliserai que la moitié des doses que contient la boîte. Ce qui signifie que, sur l’ensemble de la boîte entièrement payée par la sécu, plus des 90% du principe actif finiront dans la poubelle.
Et c’est fait exprès. Mon frère me confirme que le problème n’est pas technique, mais commercial. On vend des doses à usage unique, en sachant que les doses contiennent bien trop de produit qu’en souhaitent les patients et les praticiens, idem pour le nombre de doses par boîtes. Mais c’est tout bénef’, puisque c’est la sécu qui paye de la même manière, pour les 10% utilisés et les 90% jetés.
Les mecs, là-haut dans les bureaux, qui décident ces trucs-là, est-ce qu’ils nous en veulent ? Est-ce qu’ils ont fait le serment, tôt dans leur jeunesse, de niquer tout notre monde ?
Laisser un commentaire