Je n’ai surtout pas l’ambition d’ajouter quoi que ce soit à ce qu’on a déjà pu dire sur L’Adversaire. Simplement faire part de mon attitude durant la lecture — la même attitude que plongé dans un bon thriller –, qui m’amène à penser que ce livre est, en quelque sorte, un échec. Ce qui n’exclut pas, bien sûr, qu’il soit aussi remarquable et nécessaire.

Dans les premières pages, Carrère prévient qu’il n’écrit pas sur Romand par curiosité (pourtant légitime), mais pour essayer de trouver ce qui, derrière cette vie terrifiante et ce crime odieux, se cache d’humain et de dérisoire. En somme, pour se demander si nous ne pourrions pas tous, en puissance, être des Jean-Claude Romand.

Et Carrère a raison de remarquer que, chaque fois que Romand s’abstrait de la vie en se cachant, parfois pour plusieurs semaines, dans une chambre, il vit le quotidien d’un auteur, ou de n’importe quelle autre personne pratiquant une activité solitaire, nécessitant calme et oubli de soi. Moi-même, quand je passe trois ou quatre de jours chez moi sans voir personne, est-ce que je n’éprouve pas un peu ce que Romand a dû éprouver durant trente ans ?

Mais ce qui accroche dans ce livre, c’est le détail sordide plus que le tableau d’ensemble ; c’est l’effet de réel plus que le cheminement psychique de Romand — qui nous demeure largement inaccessible. Je me suis répété durant toute la lecture : comment est-ce possible ? La scène de l’agression, dans la voiture, après les meurtres, est terrifiante…

Le livre offre, en réalité, l’exact inverse de son intention. Ce qui est saillant, ici, se trouve davantage dans le récit de ce long fait-divers étiré sur trente ans, que dans la tentative, chrétienne et littéraire, de saisir l’âme de Jean-Claude Romand. Carrère livre un récit journalistique de haute volée, qui utilise malgré lui les ficelles du genre. Tout se passe comme si Carrère ne pouvait prendre appui que sur le discours journalistique, mais sans parvenir à le dépasser.

Je ne crois pas, d’ailleurs, que Carrère protesterait si on lui disait que son livre s’achève sur un constat d’échec. Comme beaucoup d’autres avant eux, Romand a manipulé ses visiteurs de prison, qui ne voulaient voir en lui qu’un personnage de tragédie, suscitant en même temps la terreur et la pitié. Ici, de Romand ne sera esquissé qu’un mystère aux lignes de fuite trop nombreuses, un mystère insaisissable trop peu formé pour qu’il prenne corps ; mais on aura plongé au coeur d’une histoire vraie, terrifiante et inimaginable, et on y aura pris un plaisir coupable. Comme dans un bon thriller.

J’ai lu ce livre à une période où tous les autres livres me tombaient des mains. J’avais peur de ne plus savoir dévorer un livre. Mais en le terminant je me suis senti coupable, voyeur et pervers, d’avoir lu aussi vite, avec délectation, une histoire vraie affreuse.

L’Adversaire, Emmanuel Carrère, POL, 2000