#collège#upe2a#Kafka  #93

Dès le début de cette putain de journée, je me suis senti moche. C’était beaucoup à cause des fringues, la tronche un peu, mes cheveux insupportables. Je n’osais presque pas parler à mes nouveaux collègues, tant la dégueulasserie me suivait.

Il y a quelques projets en place dans l’établissement — lutte contre la violence, médiation bidule, comité de suivi truc, etc. — qui ne servent qu’à se donner bonne conscience. Il n’est même plus question d’enseignement ; nous faisons semblant d’apprendre aux gosses comment faire semblant de vivre ensemble. Après chaque intervenant, venu détailler le projet machin de rénovation des trucs, doté d’un budget pharaonique de 500€, nous applaudissions mollement.

Et j’angoisse pour la rentrée. Je ne suis pas du tout prêt, ni dans la tête, ni même à tenir sur mes jambes. C’est une faiblesse de s’avouer à soi-même son angoisse. Et je n’ai pas eu le temps de jeter un oeil aux 250 pages de texte qui refroidissent à côté. Je déteste éperdument les profs.

L’avantage, c’est qu’il n’est pas de problème qu’une consommation excessive d’alcool ne puisse résoudre.

Journée merdique. Je comprends que mes upe2a, tout le monde s’en fout comme de sa première branlée. La nervosité se mêle à l’angoisse. Ce qui se passe dans ce collège est largement hors cadre.

Le soir, J. me remonte le moral. Elle dit que son utérus se détériore ; je dis que ma structure neuronale s’affaisse. — Elle fait remarquer qu’on parle de son utérus à elle, et de mon cerveau à moi.

Rencontré D.L. Sympathique et très avenant, pro et tintinophile — trop ? Avec sa queue de cheval, ses petites lunettes et son tutoiement facile, c’est un stéréotype de l’éducation sans frontières façon années 80. Quarante ans plus tard, il s’est embourgeoisé, académisé, mais il est encore là.

En état de nerf, crissant comme des ongles contre un gros os. Dans cet état-là, je sens très nettement le taux d’acidité de mon corps doubler ou tripler : la moindre goutte de mon sang rongerait n’importe quelle surface.

Je repense à la phrase de Kafka, qui dit si bien ma position : « garder son calme; se tenir très loin de ce que veut la passion ; connaître le courant et donc nager contre lui ; nager à contre-courant par plaisir d’être porté. »

Je rêve au calme de l’été où j’avais toutes mes heures et tout mon sang-froid.

Les cours, ou plutôt la situation scolaire accaparent tout mon esprit. Je suis tétanisé devant la tâche bizarre, sans forme apparente, qui m’incombe. Je n’ai aucune ligne directrice — et suis incapable d’en imaginer — qui me permette de répondre à la question : comment apprend-on le français à des gens qui ne le comprennent pas ?

De plus, il est tout de même étrange que, d’un point de vue vestimentaire, je m’applique à ressembler à un stéréotype de prof. J’ai à présent de petites lunettes rondes et discrètes qui me font des marques rouges sur le haut du nez.

Tenet hier soir. Cette fois, Nolan se prend moins au sérieux. Les paradoxes temporels ne sont que des prétextes à l’élaboration de scènes, peut-être même seulement de plans : un parc éolien off-shore ; des ombres derrière les balcons d’opéra ; le déroulement à l’envers de toute une vie.

Toute la journée consacrée aux cours, sans interruption, de 9h à minuit. Je me disais, avant d’être au cul des choses, qu’au moins la classe upe2a me permettrait de me confronter à l’aspect le plus concret, vital et immédiat de la fonction de professeur : parler la langue. Mais ce soir, en relisant mes cours qui décidément ne tiennent pas debout, et après les 4h de cet après-midi où je ne suis pas certain qu’ils aient appris quelque chose, je finis par me dire — contre toute attente ! — que ce que je fais n’a aucun sens.

Un professeur se retrouve face à une classe par inclinaison, et par la légitimité que lui confèrent ses savoirs. Moi, pour les upe2a, j’ai peut-être l’inclinaison, mais je n’ai pas le début d’un savoir, d’une méthode. Je fais tourner la manivelle à vide et j’occupe les heures en passant dessus un vernis pédagogique à la noix. Nous ne sommes presque pas des profs, mais des animateurs haut de gamme de colonie de vacances bas de gamme.

J’ai tué quelqu’un pour mon amoureuse.

Hier, un mail de F., ancienne élève, qui écrit qu’elle est déçue de ne pas me revoir au lycée. Qu’elle se souvienne de moi et prenne la peine de m’écrire suffit à éclairer ma journée.

Au collège, ce matin, encore le chaos. J’ai comparé des copies de mes sixièmes avec d’autres de mes secondes l’année dernière. La différence, en terme de maitrise de la langue et variété de vocabulaire n’est pas flagrante. Ce qui signifie qu’ici, dans le 93, certains élèves ne progressent pas, ou peu, entre la sixième et la seconde.

On oublie que le cadre de vie qu’on impose aux élèves n’a de sens que s’il sert le savoir disciplinaire, s’il lui est subordonné. On apprend aux élèves à faire les singes : levez-vous quand un adulte entre en classe, levez la main pour parler, retirez vos écouteurs et vos casquettes, vouvoyez le professeur, etc. Mais la seule chose qui vienne justifier ces règles — qui pourraient être absurdes, quand on y pense — c’est qu’il s’agit, selon nous, de la meilleure posture pour assimiler des savoirs complexes. S’il n’y a plus ces savoirs, ou s’ils deviennent secondaires, alors les règles n’ont aucun sens — et je comprends qu’ils sautent sur les tables, parfois.

Impression qui ne me quitte pas, que le collège où je viens d’arriver est une machine perfectionnée, pensée par les meilleurs ingénieurs du pays, pour fabriquer de l’échec. C’est imparable. Si tu n’y entres pas brillant, tu en sors médiocre, et encore.