En 1889, Edvard Munch est à Paris et partage un appartement à Saint-Cloud avec le poète danois Emanuel Goldstein. Les deux hommes s’encouragent mutuellement à coucher sur le papier leurs expériences de vie quotidienne, dans une écriture très spontanée, étonnante, presque sans ponctuation ni syntaxe.

Sensation qu’il écrit comme il voit, puisqu’il peint comme il voit. Puis la sentence, qui enclenchera la grande oeuvre nommée Frise de la vie : « On ne peut plus peindre des intérieurs avec des hommes qui lisent et des femmes qui tricotent (…) Je sens que je le ferai – que ce sera facile – Il faut que la chair prenne forme et que les couleurs vivent – »  

Munch a écrit tout au long de sa vie. Outre des poèmes et des récits, il a laissé un invraisemblable fatras de notes et de réflexions biographiques, que l’on appelle aujourd'hui Journal du poète fou. Mais ce journal n’est rassemblé dans aucun livre et demeure une construction critique, à partir des ramas qui traînent dans une arrière salle du musée d’Oslo, en attente d’analyse.

Pour ma part, j’ai l’intuition que les écrits de Munch, dont certains ont été traduits en français et que l’on subordonne toujours à sa peinture, pourraient bien au contraire ouvrir une voie.

 

Danseuse espagnole. 1 F. – Entrons –

C’était une longue salle avec des galeries des deux côtés – sous les galeries les gens buvaient autour de tables rondes – Au centre chapeau hauts-de-forme – parmi eux des chapeaux de femme !

Tout au fond au-dessus des hauts-de-forme une petite dame en tricot couleur lilas marchait sur une corde dans l’air enfumé et bleuâtre –

Je déambule entre les spectateurs debout.

Je cherche un joli visage de jeune fille – non – si – en voilà une qui n’était pas mal.

Lorsqu’elle a accroché mon regard son visage s’est figé comme un masque et son regard est devenu fixe vide.

Je trouvai une chaise – me laissai tomber exténué avachi.

On applaudit – la danseuse couleur lilas s’inclina en souriant et disparut –

Ce fut le tour des chanteurs roumains – Amour et haine, désir et réconciliation – beaux rêves — et la tendre musique se fondait dans les couleurs. toutes ces couleurs – les décors avec les palmiers verts et l’eau gris bleu – couleurs vives des costumes roumains – dans la brume bleuâtre.

La musique et les corps accaparaient mes pensées. Elles accompagnaient les légères nuées et portées par la musique tendre entraient dans un monde de rêve et de lumière –

Je ferais quelque chose – je sentais que ce serait facile cela prendrait forme sous mes mains comme par enchantement –

Ainsi ils verraient –

Un bras fort et nu – une nuque puissante et brune – et sur la poitrine bombée une jeune femme pose la tête – elle ferme les yeux et la bouche ouverte frémissante elle écoute les mots qu’il chuchote dans sa longue chevelure flottante.

Je donnerai forme à cela tel que je le vois actuellement mais dans une brume bleutée –

Ces deux-là en cet instant où ils ne sont plus eux-mêmes mais seulement un maillon parmi les milliers de maillons qui relient les générations aux générations – Les gens comprendront ce qu’il y a de sacré, de puissant et ils ôteront leurs chapeaux comme à l’église –

Je peindrai une série de tels tableaux – On ne peut plus peindre des intérieurs avec des hommes qui lisent et des femmes qui tricotent.

On peindra des êtres vivants qui respirent et qui sentent, qui souffrent et qui aiment.

Je sens que je le ferai – que ce sera facile – Il faut que la chair prenne forme et que les couleurs vivent –

Entr’acte. La musique s’arrêta.

J’étais un peu triste.

Je me rappelai combien souvent j’avais éprouvé quelque chose de semblable – et comment quand j’avais achevé une toile – les gens hochaient en souriant.

Je me retrouvai sur le boulevard des Italiens – avec des lampes électriques blanches et les becs de gaz jaunes – avec ces milliers de visages étrangers qui à la lumière électrique prenaient des airs de fantômes –

Edvard Munch, Livfrisen tilblivesle, Kristiania, 1929