Un matin, l’auteure entend le chant d’un merle depuis sa fenêtre, puis la question initiale : pourquoi chante-t-il ?

Très vite, Vinciane Despret s’intéresse au territoire. Le chant, pour l’oiseau, serait une manière d’habiter son territoire – ce qui signifie autant établir des marques sonores pour le délimiter, que faire de son chant un territoire en soi. « Le territoire code tout » – cette phrase sera répétée à plusieurs reprises. Le territoire n’est pas seulement un espace, pas seulement une frontière, mais à l’origine d’un ensemble extrêmement varié d’attitudes et de pratiques, qui nous défendent à la fois d’une analyse anthropocentrée et anthropomorphe – et nous invitent à voir autrement.

En effet, on ne s’intéresse pas au territoire de l’oiseau pour en tirer une quelconque leçon. – D’ailleurs, de quels oiseaux parle-t-on ? Car il y a autant de territoires que d’oiseaux, et parmi les oiseaux il y a les individus. La question du territoire permet de renouveler notre attention au monde – ainsi que le propose J-B Morizot dans la postface : « c’est un livre pour les oiseaux » –, et a suscité chez les scientifiques d’interminables controverses que Despret expose avec une gourmandise érudite non dénuée d’ironie. Respect puis coup de griffe à Michel Serre, par exemple, et exaspération devant les zoologistes qui ne jurent que par les expériences en laboratoire, ou tirent des généralités d’une observation inattentive, voire les massacrent pour comprendre comment le territoire est repeuplé… Les théories du territoire, dénonce Despret, sont ébauchées d’abord selon les idéologies des hommes. C’est ainsi que, durant longtemps, il nous a été difficile de nous déprendre de l’idée que le territoire, chez l’oiseau, est une appropriation. Les choses, évidemment, sont bien plus nuancées.

En fait, la seule approche qui compte, c’est l’individualisation : essayer de comprendre un oiseau – un bruant chanteur, par exemple –, ce n’est pas vouloir comprendre tous les bruants chanteurs, et parmi les bruants chanteurs, comprendre celui, précisément, que l’on observe, entant qu’individu. Fascination pour la méthode de Margaret Nice, ornithologue américaine du début du 20e, qui a entrepris pour mieux comprendre les bruants qu’elle observait, de les baguer d’anneaux de couleurs différentes afin de les reconnaître individuellement. Noter par ailleurs la révérence de l’auteur pour les naturalistes femmes, amatrices la plupart du temps, laissées hors des cénacles académiques, qui ont fait évoluer significativement les recherches ornithologiques par une attention plus sensible aux détails.

Le grand concept, qui anime une bonne part de l’ouvrage, c’est évidemment celui de Deleuze et Guattari, déterritorialisation. La synthèse qu’elle livre, remarquable de simplicité et de concision : « déterritorialiser, c’est défaire un agencement, pour se reterritorialiser sur un autre ». C’est ce que certains oiseaux font en permanence. Et de conclure : « On ne devrait pas parler de territoire, mais d’actes de territorialisation » – le chant, par exemple, le nid, les trajectoires de vol, etc. Le territoire code tout.

La complexité des analyses de ce livre, sa précision philologique, rend ardue la compréhension littérale. Mais on pourrait reprendre ce qu’elle dit à propos de Deleuze et Gattari :

« au contraire : de part en part, justement, ce livre veut faire penser. Et c’est comme cela qu’il me fallait apprendre à le lire, en me laissant guider non par des mots, mais par des gestes, des rythmes, par des ruptures (…). J’allais l’oublier, la philosophie n’a pas pour tâche d’informer, mais de ralentir, de se désaccorder, d’hésiter. Se désaccorder pour trouver d’autres accords. »

Il faut, je crois, en retenir une leçon, qui a rapport avec notre manière d’habiter le monde : le territoire pour les oiseaux – mais aussi pour les animaux en général ? Pour le vivant dans son ensemble ? – est, parmi tant d’autres, une fonction artistique. Cette fonction-là pourrait contenir toutes les autres : l’oiseau chante, c’est un acte de territorialisation, et il chante parce que c’est joli.