Hier à Odéon pour une représentation d’Othello, et ce n’est pas Othello qui m’intéresse – bien, très juste, comédiens excellents – mais Odéon. C’est en sortant du métro que j’ai compris que je n’avais plus rien à faire là. La perspective sur le grand théâtre, les boutiques raffinées, les antiquaires et les libraires, tout le charme de Paris, cet esprit typiquement français d’intellect et de révérence, doublé d’une pointe de snobisme dont Paris est le symbole universel, tout cela je le hais à présent. Les colonnades et les dorures, les bourgeois casuals qui sirotent le vin blanc en terrasse à deux pas des taxis, je ne peux plus les voir. Je ne supporte plus d’entendre les bribes de discussion de ceux que je croise dans la rue. Paris n’est plus un mystère, une comédie ou une farce, mais un bloc froid de chairs mortes.


Je me donne du mou en acceptant, parfois, de laisser filer la journée. Je le faisais aussi, avant, mais je m’en voulais terriblement. Aujourd’hui, j’avance tranquillement, sans heurts ni fracas, avec la sérénité de celui qui ne se pose pas la question.


Premier rêve guatemaltèque cette nuit.

Deuxième ronde du Championnat du monde. Encore deux nulles pour Nepo et il sera champion. Partie chaotique, ponctuée de nombreuses erreurs. Impassible, Ding semblait en perdition, mais Nepo n’a pu l’empêcher d’ajouter de la complexité à position, tandis que la nulle lui tendait les bras. Aux commentaires, Caruana dit : « À présent, la partie ne se jouera plus aux échecs, mais aux nerfs. » Au 34e coup, Nepo n’a plus de coup facile et doit jouer de manière extrêmement précise pour maintenir l’égalité. Sans solution, il se crispe et joue f5, comme on frappe dans un mur pour se soulager. Il se lève, fait quelques pas sur le plateau et reprend son souffle. Ding analyse, incrédule, la position. Il ne lui faut que quelques secondes pour répondre : Txe6. Nepo se rassoit immédiatement et comprend sa bourde. f5 l’empêche de parer l’échec après d5, ce qui était en quelque sorte son assurance vie. Il lui reste 19 minutes de réflexion et la partie est fichue. Hagard, il se désespère devant l’échiquier, déboutonne sa chemise, s’affale bouche bée sur sa chaise, la tête en l’air, ça dure si longtemps. Il ne s’agit plus de sauver ce qui peut l’être – rien à faire, c’est fichu – que de s’imposer sa souffrance au long court pour se punir du f5.

Quinze jours qu’ils enchaînent presque quotidiennement des parties de 5 heures ou plus ; ce que ces maîtres s’infligent est terrifiant.


Course 20km dans le pli de la montagne, jusqu’à Briançon et retour. Lavé mon clavier d’ordi mais rien écrit du tout. Cimes mangées par la brume et pluie toute la journée, pourtant pas triste ni rien de pesant ou de replié sur soi-même, un léger bercement, une vague tendresse – nous sommes dans le monde qui poursuit.

Au dernier départage pour le titre, Ding l’emporte avec le superbe, tendu orgueilleux Tg6. Au moment de l’abandon, Nepo quitte la salle et Ding, lui, reste longtemps prostré sur sa chaise, la tête dans les mains. Il n’est pas heureux, ne pense pas qu’il est champion du monde d’échecs ni que son nom s’ajoute à la liste des plus grands – ça sera peut-être pour plus tard – mais à bout de forces, comme un marathonien, et soulagé que la souffrance s’arrête enfin.


Matinée à Briançon pour la fête des Travailleurs, casserolades en chaussures de randonnée. Soir, Le Deuxième souffle – Paul Meurisse : « Deux minables flingués avec maîtrise par un tueur de classe. »