Marco fraye toute la sainte journée. La surface composite des corps moites, ahanants et raidis de colère constitue son territoire, qu’il connaît par coeur. La résistance des matières, les caractéristiques des fermetures ou la forme des poches extérieures des sacs ; il sait d’avance les réactions au toucher, à la parole, à la bousculade ; il sait que la foule est un corps entier vivant, organisé, plus hiérarchique qu’on veut bien le dire, qu’elle a ses défenses et ses réflexes, mais que par-dessus tout elle se laisse très bien caresser. Il en profite.

Marco repère son sujet dès l’entrée, en étudie la démarche, la vivacité et le niveau général d’atrophie qu’induit la fréquentation assidue des souterrains. Il observe le dissimulé, conjecture la personnalité, la force physique, évalue non pas le risque – on ne peut jamais savoir – mais la pertinence d’une accroche. Marco est celui qui téléphone dans l’escalier et vous emboîte subrepticement le pas, celui que vous dépassez sur le tapis roulant, celui qui regarde le plan pour trouver son chemin, celui qui rase doucement les murs et dont vous ne pensez pas qu’il est le seul, ici, à tourner en rond pour de vrai.

Ce type au pantalon trop court et aux chaussettes colorées, fine moustache et casquette américaine, ce connard, qu’est-ce qu’il a : casque bluetooth bose avec active noise control, relié sans doute à un téléphone récent type galaxy ou iphone. Dans la besace de faux cuir qui pend à son côté, dont la fermeture éclair n’est tirée qu’à moitié, Marco imagine bien un de ces mac très fins dans une housse, et peut-être un roman d’une centaine de pages, pas plus. Léger balancement du bassin, preste, navigue à grands pas, porte sa subtilité comme un bouclier pour se dégager du bas monde qui le frôle. Il est de ceux qui se pensent fabriqués et équipés pour dominer la foule – ceux-là, Marco aime particulièrement leur faire rendre gorge. Le sujet est sans doute droitier, puisqu’il a placé la besace à droite. Probablement, le téléphone se trouve dans la poche intérieure gauche de sa veste de costume, afin qu’il l’atteigne de sa main dominante ; par conséquent, il doit y avoir un portefeuille dans la poche intérieure droite, car les poches de ces vestes sont trop étroites pour contenir les deux. Le sujet vise la ligne 5, bondée, emprunte les sens interdits, suit des trajectoires apprises par coeur, évite les obstacles sans même y prendre garde. Dans son casque, volume maximum – drake, artic monkeys ou un groupe de rap old school ? – si bien que le souffle du métro lui échappe ; il n’entend pas davantage la conversation téléphonique de l’adolescente à côté de lui, ni les soupirs fatigués de la grosse mère à poussette qu’il dépasse. Au quai, Marco a choisi son accroche.

Ce qu’on apprend en premier, c’est qu’il faut agir quelques secondes après l’arrivée de la rame dans la bousculade. En attendant, Marco reste à proximité du sujet, invisible, épaule contre épaule, pour l’étudier encore tandis qu’il fixe d’un oeil mort les chiffres lumineux sur le panneau indicateur. Le sien, d’oeil, est vif et sélectif ; les détails sont des lignes de force. Il remarque : un câble usb dépasse de la poche intérieure gauche – batterie externe rechargeant le téléphone. Ses veja blanches sont desserrées, il n’aura pas de bons appuis. La rame s’arrête, grincement lourd et claquement, corps agglutinés en masse qui cernent les portes. Les voyageurs quittent la rame et Marco se laisse déporter par le flux puissant. Il contrôle et se laisse dominer, centimètre par centimètre ; son art est une navigation de la foule.

Enfin, pour monter dans la rame, le corps penché vers l’arrière, Marco freine légèrement afin que le sujet se trouve écrasé contre lui. Derrière ça pousse, tout le monde veut monter, mais il résiste imperceptiblement. Ses mains sont placées devant la poitrine, coudes dégagés pour garder la plus grande amplitude possible – c’est maintenant. Dix secondes environ, il compte, avant que la porte se referme. Passe son pied derrière la main courante centrale et, profitant des corps qui le pressent vers le fond, s’enroule autour d’elle par la jambe, et se retrouve ainsi face au sujet qui le domine d’une bonne tête. Léger coup d’épaule au côté droit – pardon, c’est le monde, petit sourire – et la main, l’autre, serpentine, insaisissable, dans cette fraction de seconde déjà plongée dans la poche gauche.

Marco pourrait être aveugle, Tirésias des souterrains, c’est à la pulpe des doigts que ça se joue. Le temps du geste n’est pas dilaté dans un ralenti cinématographique ; car c’est le geste lui-même qui passe, furtif et concis, à travers les mailles du temps. Ses doigts goûtent le tissu rembourré, granuleux de la poche et pourraient s’y attarder. Durant ce demi dixième de seconde, tandis que le sujet comprend à peine que sa douleur vient d’un coup d’épaule, les doigts visitent avec souplesse l’étendue anéantie de la poche. Marco pourrait sentir les battements du coeur tant il frôle la poitrine, mais la main passe dans l’intervalle entre deux. Des pièces de cinq et dix centimes trainent au fond avec le débris émietté d’un ticket bancaire. Il déconnecte le câble d’un geste de l’auriculaire et du majeur, puis, du pouce et de l’index saisit le téléphone dont les striures de la coque en caoutchouc néoprène bas de gamme lui procurent un plaisir enfantin. Quand il sourit au sujet, il est en train de retirer le téléphone, qu’il fait glisser sous sa manche en relevant le coude. Pardon, c’est le monde.

Les sujets ne restent jamais longtemps sans regarder leur téléphone, et Marco sait que dans la foule, pour aller vite il faut se presser lentement. Alors il s'éloigne sans rien forcer, s’excuse, fait mine de chercher une place sur les strapontins et se dévide sans heurts entre les corps concassés. Au signal sonore, il quitte la rame en un pas franc et tourne le dos. Jubile un instant parce que dans le casque du sujet la musique s’arrêtera bientôt.