J’ai attendu Vassilis hier soir jusqu’à tard dans la nuit pour lui annoncer mon départ. Sa réaction a été moins rude que redouté : sans doute savait-il que c’était mieux ainsi.

Makis et Giorgio, les deux types rencontrés dans le bus, ont offert de m’héberger pour quelques jours avant mon excursion dans le Magne. Ce matin, donc, j’ai fait mes adieux à Vassilis qui m’a souhaité bonne chance, franche poignée de main, sourire, même, avant de me mettre en garde contre les mauvaises rencontres que je pourrais faire sur la route.

Plus tard, j’ai retrouvé Makis, pétard au bec, à la plage de Pirgi, d’où nous sommes allés chez Giorgio pour que je m’y installe. « Chez Giorgio », disons plutôt un squat en périphérie de Pyrgos, où, en entrant, je trouve tout éventré, défoncé ; les mouches volent au-dessus d’assiettes sales qui traînent dans les recoins de chacune des six pièces ; et d’ailleurs, les six pièces n’en forment plus que deux puisque des cloisons ont été cassées à grands coups de masse, alors le sol est jonché, entre autres, de quelques débris de plâtre moisis par l’humidité ambiante. Il y a certes l’eau courante, mais une seule prise d’électricité fonctionne — l’enceinte qui y est branchée joue Obscured by clouds. Sur ce qui reste des murs, des inscriptions au feutre noir, en grec ; quelques natures mortes pour grands-mères, et des dessins d’enfant, aussi.

Makis est reparti une demi-heure après m’avoir déposé ; très prévenant il m’a invité à faire comme chez moi et à déposer en toute tranquillité mes affaires — mais quand même, j’ai pas confiance. Il ne reste donc plus que moi dans ce trou à rats ; moi et un autre type, un gros barbu de mon âge, Iannis, un taiseux qui m’a à peine salué lorsque nous sommes arrivés. Il s’agit du frère de Giorgio, à moins que frère, brother, dans la bouche de Makis, signifie grand pote. Makis m’a discrètement mis en garde à son sujet : « Iannis c’est un type bien, mais le mieux c’est que tu ne lui parles pas trop… »

Cette situation-là, l’endroit où je me trouve, me renvoie drôlement à quelques-unes de mes heures souterraines rennaises, il y a des années de cela, et je reconnais ces ambiances, et je reconnais les visages des fêlés (Iannis) qui un jour ne sont pas redescendus. Alors je suis embêté pour ce soir, rester là ?

« C’est pourquoi, étranger, ne me cache rien, par ruse, de tout ce que je vais te demander, car il est juste que tu parles sincèrement. Dis-moi comment se nommaient ta mère, ton père, ceux qui habitaient ta ville, et tes voisins. Personne, en effet, parmi les hommes, lâches ou illustres, n’a manqué de nom, depuis qu’il est né. Les parents qui nous ont engendrés nous en ont donné à tous. Dis-moi aussi ta terre natale, ton peuple et ta ville, afin que nos nefs qui pensent t’y conduisent ; car elles n’ont point de gouvernail, comme les autres nefs, mais elles pensent comme les hommes, et elles connaissent les villes et les champs fertiles de tous les hommes, et elles traversent rapidement la mer, couvertes de brouillards et de nuées, sans jamais craindre d’être maltraitées ou de périr. »

Odyssée, Homère, traduction Leconte de Lisle, 1868

Je ne dormirai pas « chez Giorgio », vraiment, c’est indigne, et puis ce type, Iannis, il est barge et il me fout les jetons. Par mégarde, j’ai épuisé toutes possibilités de Couchsurfing jusqu’au 17 mars, alors pour éviter que mon sommeil cause ma ruine, il va falloir se montrer inventif. Ce soir c’est un hôtel miteux à Pyrgos, demain j’irai à Olympie, le surlendemain à Sparte d’où j’espère trouver un camp de base pour mon excursion dans le Magne. Aréopolis, Mystras, Géroliménas, Monemvassia : là-bas, en Laconie, les noms mêmes des villes appellent à l’abandon.