Mystra ! Me suis levé tôt et G. m’a conduit jusqu’à la porte haute du site archéologique. C’était le désert, j’ai eu tout pour moi seul. D’abord les ruines du château Franc, au sommet, et le panorama grandiose sur toute la plaine de Laconie, coincée entre les massifs du Taygète et du Parnon. Un peu partout dans la plaine, on allumait des feux agricoles, les derniers autorisés avant que la saison devienne trop sèche. « M’enfin, me dit G., y a toujours un ou deux cons qui arrivent quand même à foutre le feu à leur baraque. »

Après le château Franc, descente progressive au milieu des ruines des maisons seigneuriales, des églises byzantines ou gothiques — et tout s’enchevêtrait, tout se marchait dessus ; toutes les époques, tous les styles, toutes les traditions ; et se dire que ce lieu à flanc de montagne, accessible seulement au prix d’un effort physique certain, fut un jadis une grande ville bouillonnante, à la croisée des cultures d’Orient et d’Occident, et rayonnant de toute sa puissance sur la région. Là, même impression rassérénante qu’à Olympie : des traces demeurent, tout n’est pas vain — et Mystra ville des fantômes pourra continuer longtemps encore à régner sur les imaginaires.


Depuis les trois jours que j’habite dans la montagne, une église minuscule juchée au sommet d’une colline me nargue depuis la fenêtre. Hier déjà j’avais voulu l’atteindre, mais sans jamais trouver un semblant de piste susceptible d’y mener. Impression bizarre qu’elle faisait partie du paysage dès le commencement, avant même l’ère des hommes, et qu’elle n’a pas d’autre fonction ni justification que d’être là, espiègle, observatrice. De retour de Mystra, j’ai souhaité percer le mystère pour de bon. Deux ouvriers pakistanais rencontrés sur le chemin ont accepté de me montrer un passage et, tandis qu’ils délibéraient dans leur langue natale, j’ai bien senti qu’ils allaient, de bonne grâce, déflorer pour moi un petit secret.

Il a fallu grimper sur une centaine de mètres pour parvenir au sommet, pente sévère, parfois même avancer à quatre pattes : l’église se dressait fière, majestueuse quoique de petite taille. Immaculée, très propre, repeinte en blanc brillant et boiseries bien vernies, mais on avait condamné la porte par un gros cadenas rouillé et visiblement on n’entretenait plus la pelouse depuis des mois. Dans le petit jardin à côté, deux tombes dont une en piteux état : j’ai imaginé — mais j’ai su plus tard que j’avais tort — qu’un pope y avait vécu avec sa femme pendant des années, et qu’à présent qu’ils étaient morts tous les deux, on laissait l’église perdue dans la contemplation de sa solitude.

Je poursuis le Lacarrière, ce livre est admirable. J’aimerais vraiment, moi aussi, voir tous ces monastères athonites ; mais renseignements pris auprès de G., pour accéder au mont Athos il faut une autorisation difficile à obtenir et effectuer ces démarches six mois à l’avance environ. Pour cette fois, je devrais donc me contenter du Lacarrière.

« Aucun véritable voyage à Athos ne saurait se passer d’un séjour au pays des ermites. Là est le coeur mystique de la montagne, le lieu des plus extrêmes et volontaires dénuements. Ce qui auparavant était promenade, flânerie, devient ici effort, épreuve et endurance. Le paysage lui-même n’a plus le charme des autres lieux. Les roches brûlent, les cris des insectes assourdissent, la terre dessine entre les rocs des traînées mauves et sanglantes. Les éboulis qui par endroit dévalent jusqu’à la mer évoquent des séismes latents, une montagne hargneuse. Pour accéder au paradis de leur contemplation, les anachorètes ont toujours élu des paysages infernaux : grottes obscures ou déserts torrides. C’est l’inhumanité foncière de la terre qui permet justement ici de forger un autre homme. Sur ce sol d’Athos, si accueillant par ailleurs, le pays des ermites est un lieu qui d’abord vous refuse, vous rejette, qu’il faut presque violer pour s’y inscrire et y demeurer. »

L’Été grec, Jacques Lacarrière, Plon, 1975