C’est grand vent sur l’Hélide ; le soleil n’aura tenu qu’une demi-journée avant de céder la partie à une espèce de brumasse, air humide mêlée de poussières, laissant les vallons à l’état de masses incertaines. Au matin j’étais sur les bords de la Méditerranée, au soir je suis dans les Highlands.

Quelques travaux au début de l’après-midi, faire de la place pour de jeunes plants d’oliviers récemment mis en terre, puis un festin préparé par Vassilis : grosses boulettes de viande hachée, ail, persil, oignons, pommes de terre, puis ajouter à cela, disait-il, un peu d’huile d’olive : ça sera un grand verre entier.

Vassilis se désole des voyageurs qui, devant séjourner chez lui quelque temps, annulent leur venue au dernier moment ; alors les soirées à Skafidia sont tranquilles ; Vassilis dort la moitié du jour et la moitié de la nuit sur le canapé devant la télé allumée en permanence, Euronews ou des matchs de football sur lesquels il parie avec plus ou moins de réussite. Moi, je lis, j’arpente à pied les chemins qui traversent les champs et les villages, mais depuis les voitures ou les motos qui passent on me regarde comme une bête curieuse — je ne suis pas du coin, c’est bien certain.

Vu la côte aujourd’hui ; sous le gris du ciel elle ressemblait furieusement à ma Bretagne ; j’ai cru même que l’eau allait monter sur la dune pour redescendre six heures plus tard. Mine de rien, l’été, la côte doit être assez touristique ; des boutiques souvenirs, un grand village vacance n’attendent que la saison pour s’animer. Mais je serai déjà parti.

J’ai accompagné ce soir Vassilis à Myrtia, dans le grand café où il semble passer une partie de sa vie. À la télé, entre deux bombardements syriens, c’est le Koh-Lanta grec qu’on diffuse : des filles en maillot de bain manient des catapultes. Les habitués jouent au canasta ; sitôt arrivé, Vassilis s’est joint à l’un des groupes et, un verre de tsipouro à la main, j’ai regardé faire : « this business is too serious for me » j’ai dit en m’excusant — qui sait encore jouer au canasta ? Les parties ont duré trois bonnes heures, les trognes impossibles défilaient à la table tandis que Vassilis s’acharnait à perdre. Dans les villes on voit moins ces gens-là, vieux Grecs burinés, taiseux, rougis et cassés par les excès de cigarettes ; et les cartes s’empilaient les unes sur les autres, et je ne comprenais ni ce qui se disait, ni ce qui se faisait, la radio crachait son doux rebetiko et, attentif, moi j’évaluais la tranche de vie.

« — Chers enfants, aucun vivant ne peut lutter contre Zeus, car ses demeures et ses richesses sont immortelles. Il y a des hommes moins riches que moi ; mais j’ai subi bien des maux et j’ai erré sur mes nefs pendant huit années, avant de revenir. Et j’ai vu Kipros et la Phoinikè, et les Aigyptiens et les Aithiopiens, et les Sidônes, et les Érembes, et la Libyè où les agneaux sont cornus et où les brebis mettent bas trois fois par an. Là, ni le roi ni le berger ne manquent de fromage, de viande et de lait doux, car ils peuvent traire le lait pendant toute l’année. Et tandis que j’errais en beaucoup de pays, amassant des richesses, un homme tuait traitreusement mon frère, aidé par la ruse d’une femme perfide. Et je règne, plein de tristesse malgré mes richesses. »

Odyssée, Homère, traduction Leconte de Lisle, 1868