Toujours ce moment dans la course, qui survient après trois ou quatre kilomètres, où j’appartiens entièrement à ma foulée. Il m’est alors impossible de fournir le moindre raisonnement ; même les opérations mentales les plus basiques deviennent inaccessibles. Je ne suis plus qu’un corps flottant, entièrement anesthésié, et je n’ai plus de but. Je ne pense même pas aux six kilomètres qu’il me reste à parcourir à bonne allure. Parfois, j’ânonne des vers qui viennent de je ne sais où, ou bien des bribes de chansons oubliées. Cela, je le fais même sans le vouloir. L’idéal serait donc que l’effort ne s’arrête jamais, que l’esprit soit toujours maintenu sous cette chape et qu’il ne ressorte par ma bouche qu’en ces petites pièces rythmiques de rien du tout.

À peine recopié deux pages pour la N.A. Presque rien fait toute la journée. Quelques élèves s’amusent encore à récrire Dom Juan ; j’ignore si ce que je leur propose est d’une quelconque utilité.

Léon Morin, prêtre. Premier Melville devant lequel je m’ennuie un peu. Mais je comprends la fascination que Belmondo a pu exercer sur la plupart des réalisateurs de son temps : quand il sourit, il est à distance égale du sympathique et du terrifiant.

Je pense au mot acolyte. Clerc formé à l’acolytat. C’est un ami, mais un subordonné.

Je crois que c’est courir — courir comme je le fais, trois ou quatre fois par semaine et une dizaine de bornes — qui me fatigue et m’amaigrit. Battu sans le faire exprès mon record du 10 000.

Weekend chez P. et P. Leur appartement superbe sur les bords de la Chézine. On y mettrait cinq fois le mien.

Nantes est une ville d’espace. Sur l’île, reliquat d’activités portuaires. Les rues y sont plus larges qu’à Rennes ou Brest ; la ville ne croît ni en hauteur, ni en largeur, mais comme à l’intérieur d’elle-même par mues successives et ingurgitations de peaux mortes.

Pourtant, à regarder comme les gens sont déjà jeunes, beaux et chics, comme ils ressemblent déjà tant à certains de l’Est parisien, je me dis que bientôt, très bientôt, il n’y aura plus d’espace pour la mue et plus de peaux mortes. Sous la croissance, dopée par la bonne réputation, un jour je me sentirai aussi à Nantes un imposteur.

Retour à Paris. Ici les messages saturent l’espace — non seulement publicitaires, mais de n’importe quelle nature, il y a toujours un message. Panneaux de circulation, indications, conseils, consignes, préventions, cartes de restaurant et même blazes peu lisibles : impossible de trouver un coin où rien ne nous dirait rien. Acheter une montre, jeter son mégot, mettre son masque, draguer des quarantenaires, Eiffel Tower, arrêt et stationnement interdit, Splendeurs de Léonard, chantier sous surveillance, acab.

Le Chevalet.

A. m’envoie les dernières lignes du journal de Pavese avant son suicide : « Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus. » Le reste de la page est blanche.

Reçu mon sablier. Beau, encastré dans le bois. Je crois que pour une fois, je n’ai pas acheté un objet trop en toc. À présent qu’il est entre mes mains, je sais encore moins pourquoi j’ai éprouvé, ces deux derniers mois, la nécessité impérieuse — impérieuse ! — d’avoir un sablier à côté de moi.

Dans un débat à la Bourse du Travail avec Piketti, F. Lordon rappelle la définition du capital selon Marx. C’est un rapport social qui consiste en trois choses :

  • séparation des travailleurs avec les moyens de la production (propriété)
  • séparation des travailleurs avec le produit de la production.
  • vocation lucrative de la propriété, c’est-à-dire l’usage des moyens de production et de la force de travail en vue de l’accumulation profitable.

Et s’en rappeler rigoureusement, mot pour mot.

Mais Lordon se montre odieux avec Piketti — un autre lui aurait foutu son poing dans la tronche. Celui-là, posture victimaire, en profite pour retourner l’assemblée à son profit. Sur le plan rhétorique, c’est un chef-d’oeuvre. Sur le plan politique, c’est terrifiant.

Pourtant Lordon est fascinant, et sa position dans l’espace médiatique est unique. Mais, au fond, il est agaçant. Il s’applique toujours à ne pas utiliser les mêmes outils intellectuels que son contradicteur, pour mieux prendre le dessus sans égard pour les termes originaux du débat. On lui parle économie ? Il répond par la philosophie. Mais si Piketti était venu sur son terrain philosophique, Lordon aurait sans doute été vers les mathématiques…

Puisqu’à présent j’écris d’abord à la main, peut-être que je touche du doigt le vieux fantasme de faire de l’écriture usuelle — celle du journal, principalement — la matière naturelle d’un roman.

Beaucoup d’alcool, longues soirées cette semaine dont j’ai perdu le compte. Au 25dg, avons dansé sur des vieux tubes. Des années que je ne m’étais pas laissé aller à danser. Hier, avec les collègues, encore jusqu’à tard, fumé deux cigarettes. Impression d’avoir été ivre une semaine entière.

Revu Apocalypse Now en même temps que je découvre Au coeur des ténèbres. Le film montre le point de jonction entre le rêve militaire et le rêve hippie. Mais les deux sont consumés, via Kurtz — et de la même manière — , par l’envie de mourir de tous.