Il y a cette anecdote assez célèbre, que je cite de tête : à un lecteur lui faisant remarquer qu’il a relu trois fois la même phrase sans jamais la comprendre, Faulkner répond : « essayez donc une quatrième pour voir ! »
Passons la boutade cruelle (et moi-même, souvent, je sens Faulkner par-dessus mon épaule se moquer de moi quand je lis – allez, essaye encore mon petit, pour voir…) et devinons ce qu’elle dit de l’attitude à adopter face au texte roublard. La vérité, c’est que le lecteur même aguerri ne peut pas comprendre – et j’exclus là les lecteurs suprêmement sagaces, Glissant ou Bergounioux, dont je ne suis pas. Le texte est structuré précisément pour diluer notre attention, afin qu’elle ne s’accroche pas aux éléments qui permettent de reconstituer les liens causaux entre les événements. Épuise-toi à faire sens, dit-il, c’est peine perdue. Tu es dans mon piège, conçu pour te faire renoncer. Tu dois renoncer à faire le lien, tu dois te perdre, et c’est à ce prix élevé pour ton orgueil que tu découvriras les racines des hommes qui parcourent ma terre.
Dans son essai sur Faulkner, la grande idée d’Édouard Glissant est que l’oeuvre toute entière consiste en la « révélation différée » d’un « présupposé » originel et largement indicible. Jamais l’oeuvre ne formule le présupposé, mais Glissant s’y essaye : la fondation du comté de Yoknapatawpha est impossible, mais pourtant nécessaire. Pour ma part, si j’admire le talent de Glissant à conceptualiser si précisément la poétique faulknérienne, je me demande s’il ne la complexifie pas, dans ce cas précis, pour le plaisir des jeux d’abstraction. En effet, à plusieurs reprises au cours d’entretiens, Faulkner, dont on sait son peu de goût pour la grande théorie, ne fait pas mystère du présupposé qui motive l’oeuvre. Pour lui, elle ne consiste qu’en la remontée aux racines de la grande malédiction qui ronge le Sud, à savoir l’esclavage. Je ne crois pas que Faulkner y soit jamais revenu plus en détail que dans ce passage de Faulkner à l’université : « cette malédiction, c’est l’esclavage, qui est une condition intolérable… aucun homme ne devrait être esclave… et le Sud doit extirper ce mal, et il le fera si on le laisse faire. Il doit le faire tout seul et de bon gré et désirer le faire, et je crois qu’il le fera si on le laisse tranquille » (mais aujourd’hui, à plus de cinquante années d’écart, semble que ça soit mal barré…)
Livre après livre, Faulkner enserre le présupposé, ferre la malédiction, afin « d’extirper le mal », et parfois même il y remonte si près qu’il lui est nécessaire de couper avec les servitudes syntaxiques et narratives – d’où Le Bruit et la fureur, Absalon, Tandis que j’agonise, etc. Pour Glissant, le travail de l’écrivain est de révéler le présupposé par une série d’approches dont aucune ne se conclut, tout en oeuvrant – c’est là le paradoxe primordial, mais condition même de l’existence de l’oeuvre – à ce que cette révélation soit à jamais différée.
C’est la seule explication, en tout cas l’explication la plus nette, à ce que le texte dilue sciemment notre attention. Le style faulknérien, même quand il est clair et relâché comme dans les Snopes ou Les Larrons, est conçu comme un piège visant à différer, remettre à plus tard, la révélation de ce qui devrait être dit mais ne le peut jamais.
« Suspens de l’écriture, imagine Glissant , qui dénie au récit le pouvoir de fonder, mais qui fonde par là même une autre dimension, une poétique, non pas de la narration mais du rapport à l’indicible qui le porte ». Là se trouve la clef de l’illisibilité en puissance de l’oeuvre : le récit est privé de sa capacité à faire exister ce Sud-Yoknapatawpha dont Faulkner se fait « sole owner and proprietor ». Le récit seul ne peut rien, il est incapable de remonter par ses propres moyens au présupposé originel, la malédiction de l’esclavage. C’est la mise en perspective du récit et ce qu’il ne peut exprimer qui fonde véritablement la poétique faulknérienne.
René-Noël Raimbault, l’autre grand traducteur de Faulkner, ne dit pas autre chose : « il [Faulkner] ne s’évertue à discerner les causes, il constate les effets ». Le récit, qui n’a plus à charge de raconter mais de différer une révélation, doit interrompre la logique causale. Dans l’épisode des transactions entre Ab Snopes et Stamper (voir De la Faulkner illisibilité – 1), n’étaient perceptibles que les effets des transactions – un cheval malade, des mulets désynchronisés, un reçu fourré dans une poche, parfois seulement de menus détails – jamais leurs causes.
La dissociation cause-effet retarde le dévoilement et atomise la perception du réel pour approcher de l’expérience vécue – et tout lecteur de Faulkner pressent qu’au plus profond de ses livres se trouve un monstre fuyant tapis dans l’ombre.
Au contraire, il est possible de vérifier l’illisibilité faulknérienne par sa réciproque. En de rares occasions, l’écriture faulknérienne cesse de nous enferrer dans son piège ; parfois, elle permet l’établissement du lien causal qui fait tant défaut ; alors, de manière très surprenante, le texte ne présente plus aucune difficulté de compréhension. Retour aux Snopes, Le Hameau, début de la seconde partie. Récit de l’enfance d’Eula, dernière fille de Will Varner, et comment elle rencontre Labove, son professeur. Cet épisode est peut-être le moins faulknérien que je connaisse.
« Lorsque Flem Snopes arriva comme commis dans la boutique du père d’Eula Varner, celle-ci n’avait pas tout à fait treize ans. Elle était la dernière de seize enfants, le bébé, bien qu’elle eût rattrapé et dépassé sa mère, par la taille, dès sa dixième année. Et maintenant, n’ayant pas encore treize ans, elle était déjà plus forte que la plupart des femmes adultes et ses seins mêmes n’étaient plus ces petits cônes durs, ardents, pointus de la puberté, ni même ceux d’une jeune fille : au contraire, son aspect tout entier suggérait un certain symbolisme tiré des anciens temps dionysiaques : du miel au soleil, des raisins éclatés, du sang pressé coulant de la vigne féconde qu’écrase le sabot dur et avide de la chèvre. Elle semblait non pas faire partie intégrante du monde contemporain, mais plutôt vivre dans un vide prolifique dans lequel défilaient ses jours, comme si elle écoutait, derrière une vitre insonore, dans un morne hébètement, avec une sagesse blasée fondée sur la prescience de sa maturité féminine, se développer ses propres organes ».
C’est ici la description d’Eula, mais ensuite c’est le parcours de Labove, raconté pareil, sans aspérité narrative, avec caractérisation de personnages, motivation de leurs actions et tout le toutim. Je l’ai lu d’une traite, avec rapidité et facilité, sans cette impression si caractéristique que le texte échappe à mon attention. Cet extrait (Le Hameau en contient un certain nombre du même acabit) montre qu’en de rares occasions, certaines parcelles de texte ne visent plus le présupposé primordial, mais se présentent comme de confortables moyens de transport visant à convoyer le lecteur d’un point à l’autre, jusqu’où ça se passe, à l’entour de l’indicible où la poétique faulknérienne fera son oeuvre.
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