Pour chaque livre de Faulkner, exception faite (peut-être) des nouvelles les plus bordées, ce qui étonne, parfois agace, c’est comment le texte parvient à diluer notre attention. Quand on a fini on se demande : mais qu’est-ce que ça veut dire ? Que vient-il de se passer ?
On ne peut pas ranger tout Faulkner à la file des quatre ou cinq géants de l’oeuvre qui présentent les plus évidentes aspérités. Tout n’est pas Le Bruit et la fureur, Absalon ou Tandis que j’agonise, soit les romans pivots qui labourent sa « décennie prodigieuse ». Qu’on considère le dernier, Les Larrons, plaisanterie joyeuse comme dernier tour de piste, la trilogie des Snopes ou encore Sartoris, et sans compter ceux que je n’ai pas lus, nombre de ses livres sont dénués de la radicalité même qui fera qu’en Europe on l’adule ou s’en détourne. Narration lignée – au point que la trilogie des Snopes me rappelle Steinbeck – calmant les additions invraisemblables d’adjectifs, raisonnant la ponctuation flottante ; en somme, contrairement à l’image qu’on s’en fait, beaucoup des livres de Faulkner ressemblent aux autres romans de son temps.
Et je me suis longtemps demandé si c’était moi, défaut congénital d’aptitude à lire précis, ou si c’était l’expérience qu’avaient faite avant moi tous les lecteurs de Faulkner, ce sentiment de dilution de l’attention, même dans les passages a priori les plus clairs et dégagés – untel expliquant à un autre ce qui a été fait et comment ; mais voilà, on sent que vient d’être énoncée une chose cruciale pour la suite du récit, dont on saisit par déduction les contours, mais enfin ça n’est vraiment pas clair, alors on y revient, mais toujours pas.
Jamais rencontré ailleurs que dans Faulkner cette sensation de dilution. Je dis dilution de l’attention faute de mieux, car je peine à caractériser la distance qui se fait subitement jour entre la simplicité des actions décrites, du vocabulaire utilisé, et l’extrême difficulté d’y donner du sens. Dans son Faulkner, Édouard Glissant propose : « il disperse ». Je crois que c’est la même chose. Impression qu’en réalité, si on n’y arrive pas, c’est parce que le texte, son agencement souterrain, nous pousse hors de lui-même à regarder ailleurs. L’expérience est semblable à certaines illusions d’optique ; impossible d’y poser longuement le regard pour en détailler les motifs. La mise au point est trop pénible alors on se détourne.
J’entame Le Hameau, premier volet de la trilogie des Snopes, annonçant la fin de la « décennie prodigieuse » et des grandes expérimentations formelles. Le roman narre, avec une économie narrative certaine, l’irruption au Domaine du français de la très secrète et arriviste famille Snopes, et son ascension progressive jusqu’à supplanter, à terme dans les deux romans suivants, les vieilles familles déliquescentes Sartoris ou Compson. Le début du roman, dont la narration est essentiellement assurée par le vendeur de machines à coudre Ratliff, montre comment Flem Snopes (le fils) s’impose au sein de la famille Varner. Puis il y a cet épisode où Abner Snopes (le père) se livre à une étrange et peu compréhensible (pour moi) série de transactions de chevaux et de mulets avec un dénommé Stamper. Ce passage, en style clair, me semble caractéristique de cette sensation de dilution. J’en livre un court extrait que j’espère représentatif :
« C’est ça qu’a amené toute l’affaire. C’était pas c’que l’cheval avait coûté à Ab, parce qu’on pouvait dire que tout ce qu’il avait coûté à Ab c’était des rossignols, puisque d’abord le moulin à sorgo était usé et deuxièmement que c’était même pas le moulin à Ab. Et c’était pas l’histoire du mulet et du buggy d’Herman. C’était ces huit dollars comptants de Beasley et pas parce qu’Ab reprochait ces huit dollars à Herman, parce qu’Herman avait déjà donné un mulet et un buggy en échange. Et d’ailleurs les huit dollars restaient dans le pays et ainsi ça importait peu que ce soit Herman ou Beasley qui les ait. C’était le fait que Pat Stamper, un étranger, était venu prendre huit bons dollars comptant pour le comté de Yoknapatawpha, pour les faire sonner à la ronde comme ça dans son pays. Quand un homme échange un cheval contre un cheval, c’est une chose ; et que le diable le protège, s’il le peut. Mais quand l’argent comptant commence à changer de main, c’est autre chose. Et pour un étranger, venir comme ça et commencer à faire des échanges et à sauter l’argent de l’un à l’autre, c’est comme si un cambrioleur enfonçait vot’ porte et flanquait vos affaires dans tous les coins, même s’il ne prenait rien. Ça vous rend deux fois plus enragé. Aussi, c’était pas pour refiler le cheval de Beasley à Pat Stamper. C’était en quelque sorte pour retirer les huit dollars de Beasley de la poche de Pat. »
Je pressens que cet épisode est un moment important, peut-être fondateur de l’ascension de la famille Snopes dans le comté, mais j’ai du mal à décider s’il s’agit d’un de ces moments d’humiliation qui préparent la revanche (à la fin de l’histoire de Ratliff, Abner me semble avoir perdu au change), ou bien édifiant sur leur vie de malhonnêteté crasse. Sensation que quelque chose en permanence échappe. « C’était ces huit dollars comptants de Beasley et pas parce qu’Ab reprochait ces huit dollars à Herman, parce qu’Herman avait déjà donné un mulet et un buggy en échange. » Qu’est-ce que ça veut dire ? Toute la magie de Faulkner (magie : activité d’un sorcier) réside dans le fait que, même si le sens général est fuyant, l’esprit s’accroche aux branches, aux détails, et parfois ces détails saisis au hasard du ressac s’illuminent une vingtaine ou une trentaine de pages plus tard ; alors on progresse, on progresse, non dans l’établissement indubitable du sens, mais dans la compréhension des forces qui traversent l’oeuvre.
C’est une donnée je crois fondamentale de l’illisibilité faulknérienne. Elle n’est jamais totale, hermétique. Elle se distribue (disperse) de manière hétérogène à la surface du texte et laisse des points d’entrée que, bien souvent, on ne sait comment emprunter. À propos de cet épisode du Hameau, il m’est difficile de déterminer qui y gagne et qui y perd, mais j’en déduis – point d’entrée accessible – ce qui sera une constante de l’attitude Snopes : compliquer les transactions, insérer des transactions dans les transactions, rendre les flux opaques pour dissimuler justement qui y gagne et qui y perd. Alors le lecteur, moi, sommes aussi leurs victimes.
Voilà Faulkner : on n’y comprend jamais ce qu’on voudrait et on n’y progresse jamais de manière linéaire. Il faut pour le lire lui accorder une confiance absolue, et placer cette confiance même dans l’obligation qu’il y a à se méfier de lui.
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