Dans le train, un homme fait mine de s’asseoir à côté de moi et laisse tomber son livre sur le siège, puis s’éloigne. C’est un recueil de pensées de Jean Rostand, L’inquiétude du biologiste. J’ignore pourquoi le titre m’interpelle particulièrement, ainsi que la situation par laquelle il est venu à moi. Les minutes s’écoulent, l’homme ne reparait pas, j’en viens à penser que je dois absolument lire ce livre et que, d’une certaine manière, il a été placé là à mon attention. L’inquiétude du biologiste est la grande inquiétude qui me manque, c’est évident. Peu à peu ce bouquin, que je prends à peine le temps de feuilleter pour qu’on ne m’accuse de rien, devient la clef de voûte manquante de toute mon architecture intellectuelle. Si je le lisais avec l’attention qui convient, si je répondais à l’appel de ces dizaines de signes coalisés, je serais enfin capable de comprendre le monde ; plus rien ne m’échapperait. Mais l’homme revient, me sourit et s’assoit où il avait laissé son livre. Occasion manquée de changer le monde.


Italie, à quelques kilomètres d’Asti, dans le Piémont avec M.C. et sa grande bande de potes. L’alcool et la fume – pourtant consommés en quantité raisonnable, néanmoins sérieuse – me font passer les journées en léthargie discrète. Et puis mon corps a tant subi la chaleur, ces dernières semaines, qu’il a atteint ses capacités maximum d’absorption, de sorte qu’il la relâche sans rien métaboliser. En fin de journée, le trop plein de chaleur est relâché depuis la moelle des os ; mes os sont chauds et secs et inflamment le reste des tissus.


Étretat, dans la lande, bivouac au haut des falaises. Ciel plat et sombre comme un couvercle. Lumière uniformément bleu pâle ; trois mouettes et les champs. Ce rien, qui n’est pas une absence, que je savoure.

J’entame les Pas perdus car mieux vaut lire en rando, à mon avis, des recueils de textes courts. Hier, j’étais frustré de partir car le travail n’avançait pas ; aujourd’hui je ne veux surtout pas penser au retour.


Après St Pierre en Port, au milieu d’un sentier embroussaillé donnant sur la mer, une table d’amoureux est mise comme à l’hôtel. Nappe blanche, chandelier, argenterie ou simili. Mais les verres sont brisés, les assiettes sales, la nappe est tachée de fientes et de boue. De plus, à des kilomètres à la ronde, il n’y a ni resto ni cuisine. Truc à la Breton, justement.

Le soir, à St Valery, observation du vol des mouettes. Elles glissent, consacrent leur vie à enrichir un équilibre impossible sur le vide. Leur vol est évident – bien sûr qu’elles ne tomberont pas.

Coucher de soleil sur les falaises crayeuses. Avec les derniers rayons, on voit jusqu’à Dunkerque.


Pas perdus. Quelques affèteries de style – redoublement des négations, appositions épuisantes, etc. –, mais plongée passionnante dans l’itinéraire du jeune Breton, universellement jeune, plein de feu, pas encore un pape. Peut-être la meilleure manière d’entrer dans le surréalisme, d’où il vient et pourquoi, et comprendre aussi la contradiction détruire/construire qu’il ne pourra pas dépasser, malgré les piteuses dénégations de Breton. « Une confession dédaigneuse » :

« et c’est assez, pour l’instant, qu’une si jolie ombre danse au bord de la fenêtre par laquelle je vais recommencer chaque jour à me jeter. »

Dans un autre article, une fois qu’on a bien craché sur le cadavre de Dada, la grande énumération de « Lâchez tout » – lâchez la proie pour l’ombre.