Le ministre de la Santé s’offre une couv’ de Paris Match pour ses 40 ans. Il n’y a que les vieilles dames chez le coiffeur qui lisent Paris Match, mais les coiffeurs sont fermés et les vieilles dames sont mortes. Alors pourquoi ?

Ailleurs, sur internet, une bande de startuppers décérébrés me vend un tee-shirt blanc à 60 balles, fait avec du coton qui, comprend-on, sauve les petits enfants au Népal. Ils disent aussi qu’ils ont mis deux putains d’années à concevoir ce tee-shirt, afin qu’on se sente parfaitement à l’aise dedans. Tu m’étonnes. La voix off est grave et détendue, très chill ; la vidéo montre un fond de vallée montagneuse à l’autre but du monde, et un beau gosse, tout aussi chill, portant le tee-shirt.

Les élèves me demandent si CNEWS est une source fiable d’information. Pour une fois je sors de ma réserve professorale en leur disant ce que je pense de ces gens qui font profession de nous niquer le cerveau.

Il est 13h55, j’ai cours dans cinq minutes. Comment leur faire croire que j’y crois encore ?

Quelque chose m’alourdit. Les températures montent et l’air ne circule pas. Dans tout le quartier des types traînent, lugubres. La nuit, l’atmosphère est orange. Depuis mes fenêtres, un peu partout, j’entends des jappements d’animaux, des portières qu’on claque trop fort. La rumeur vient des profondeurs et les gens sont fatigués.

MP. me dit que la troisième partie de mon mémoire n’est pas à la hauteur. Je le savais, j’ai tenté l’esbroufe.

Mais j’ai lu trop d’articles de didactique merdiques, et je n’ai plus envie de me plier à leurs tournures de phrase, de répéter leurs mots, de mimer leurs idées, de reproduire leurs mouvements. Je ne crois plus à la grandeur de tous les universitaires.

Plusieurs jours, pareil, pas un mot pour la N.A.

Dos complètement bloqué. Des mois que ça traîne. Les tensions se déplacent, cou, dos, chevilles et coudes, de minuscules craquements durant la journée. Le corps ne peut plus pallier le défaut d’élasticité de certains muscles, ou l’inflammation de certains ligaments. Alors ça bloque en entier, des fesses jusqu’au derrière des oreilles.

Fin du mémoire. Mine de rien, je n’avais jamais autant travaillé pour la fac. MP. m’a suivi de la même manière, à peu près, que les éditrices il y a quelques années quand je bossais sur les romans. Impression, encourageante, — un peu fausse toutefois — d’avoir produit le même type de travail.

Mais l’université n’était pas pour moi. Rien que dans l’écriture : on prend de mauvaises habitudes à employer cette langue si référencée, bordée de morale, dévitalisée pour être bien sûr qu’elle ne fera de mal à personne.

La saison 5 du Bureau des Légendes est remarquable. Retour à l’anti-romanesque de la première saison. Répétition, complexité du quotidien. C’est justement pour cette raison que, lorsque surgissent des scènes absolument romanesques (Marie-Jeanne tombant dans les bras de l’ours égyptien en tenue de combat, filature de Nadia dans les rues de Moscou), elles impriment et on accepte mieux leurs invraisemblances. C’est une règle universelle: frapper fort, rarement.

Je ne reverrai sans doute pas mes élèves. C’est un crève-coeur.

Journée de merde. Rien fait du tout.

Ce soir, La Captive. Grâce d’écureuil de Sylvie Testud. C’est l’adaptation la plus claire, simple et cinématographique que je connaisse de Proust. Ça commence à ce moment du livre où on comprend que le narrateur mignon est en réalité un grand salopard psychopathe. Quel est ce monde étrange où il n’y a personne dans les rues et où les jeunes filles se laissent vivre, ballottées ? Où l’homme est tout puissant mais, en fin de compte, dominé ? Les personnages, aussi parfaits que monstrueux, n’ont même plus d’âge…

Un texto d’A. qui me dit qu’il devrait terminer son projet avant l’été. Ma première réaction : effroi et jalousie. Ma N.A. qui n’avance pas.

C’est en revoyant ce soir L’Armée des 12 singes que j’ai enfin compris pourquoi j’aime tant revoir les films. (Passé trente ans, il faudrait d’ailleurs ne faire que cela. Les revoir, parce qu’il est trop tard, de toute façon, pour faire vraiment connaissance avec d’autres.)

Les films qu’on revoit deviennent un instrument de mesure de soi. Il y a un écart de perception, souvent très important, entre chaque visionnage. Cet écart me permet de déduire qui j’étais à l’époque où je voyais le film, en fonction des sensations que je me souviens avoir éprouvées.

J’ai dû voir L’Armée des 12 singes 4 ou 5 fois. Dans mon souvenir, le thème du virus était central. C’était une histoire de science fiction inquiétante, avec des sauts temporels paradoxaux. Je me faisais des noeuds au cerveau en essayant de comprendre s’il était vraiment envisageable qu’enfant, on se voie mourir adulte. Je me posais aussi la question du type de virus et de sa volatilité.

Aujourd’hui, le thème de l’apocalypse et du voyage temporel ne m’apparaissent plus que comme prétexte au développement d’une grande idée : la folie comme un virus qui, partant de Cole, contaminerait peu à peu chacun des personnages. Le film montre comment la paranoïa, le doute, la perte des repères s’installe en chacun puis domine.

À partir des deux visions du film, qui ne sont pas antagonistes, produites à quinze ans d’intervalle, je peux déduire ce qui me préoccupait. Je peux avoir, grâce à mes souvenirs biaisés de ce film, une idée relativement précise de celui que j’étais la première fois que je l’ai vu.