Lui douze ans, regard vide, obèse, enchaine les tôles depuis le début de sa scolarité, ne fout rien, ne comprend rien. Parfois, en classe, je le vois pris d’une sorte de convulsion : il relève brusquement la tête puis la secoue comme un phoque. Aujourd’hui, après une énième branlée, il vient me voir à la fin de l’heure : « Monsieur, vous dites que je ne travaille pas à la maison, mais comment je peux travailler des leçons que je ne comprends pas ? » Depuis le début de l’année, impossible même de lui faire repérer le verbe dans « je vais à la plage ». C’est terrible, il ne comprend rien, dans toutes les matières, et je ne sais pas l’aider. Je repense au livre de Boimare, Ces enfants empêchés de penser. Il est seul, faible, retranché derrière son cerveau épais. Il me parle de troubles de l’attention – sans doute – me dit qu’il a peur de redoubler – ce n’est pas le problème. Pauvre gosse.


Nuit à moitié encore : réveil trois heures, angoisses diverses proches du ridicule : dans le futur je n’aurai plus de thunes, un logement de merde, un boulot de merde. Rentré cassé du boulot, dormir à seize heures.


Traduction malgré la fatigue. El Túnel de Sábato. Presque autant de plaisir à le lire en espagnol qu’en français (j’aimerais bien mais c’est faux).

Nuit sur la Ciudad. Un brouillard très fin, une gaze enveloppe tout horizon. Odeurs et bruits continuels de moteurs, de réacteurs dans le ciel, et cette étrange chaleur qui ne s’en va pas.


Dune au ciné ; semble hésiter entre diverses tonalités dramatiques, entre divers niveaux de subtilité, et les laisse parfois échapper tout ensemble. Reste la beauté édifiante des images, figures de sables coulants luisants, les arabesques orangées, la vitesse mêlée à la poussière.

Quelques lignes – trajectoires de backpackeurs. J’entame les lettres de Koltès qu’A. M. m’a transmises.


François Koltès à propos de son frère Bernard : « Chaque fois qu’il quittait un endroit, il distribuait ses livres et n’emportait qu’un sac de voyage, et toujours son Rimbaud ».

Puis B. M. Koltès dans une lettre : « Hier soir, j’étais à un bal populaire à Hoerdt : bagarres, sang, beuveries, mille fois plus de monde qu’il n’y en aura jamais dans les théâtres. ».


Soirée chez M. J’entends : « Pour moi, la presse en France, c’est juste une propagande de l’État. » Avant le coucher, légère dispute avec B.

Je poursuis Koltès : « Victor décida de s’arrêter. Les Buick et les Chevrolet glissent sans bruit sur le continent d’un bord à l’autre, du Nord jusqu’au Sud. Victor décida de cesser et de sortir comme s’il était en grève. Une longue et très brillante américaine passe : "tu castigo es verme" »


Au Poporopo, où les gens dansaient sur la cumbia, D. me tire les tarots. Il me prévient : ce n’est pas divinatoire ; il faut considérer les tarots comme une sorte de carte (mapa) qui te dévoile les chemins (caminos) possibles. À toi de décider de les suivre ou non.

Comme il faut que j’indique un thème, je lui dis : « voyage ». Je vois des épées, des chevaliers, un palais en ruine, une femme lascive sur un sofa et d’énormes fruits dont le coeur paraît radioactif. D. m’assure que mon voyage – quand est-ce qu’il commence ?, quand est-ce qu’il finit ? – est une lutte (pelea) contre moi-même. Autour, les gens innocents continuent à danser.