Ourdir, hier, au Générateur. Précision, ampleur de Sébastien Lespinasse (« c’est comme décrire le sel à celui qui n’en a jamais goûté ») ; Fred Griot aux lisière du rock et de la poésie, l’inverse peut-être, aucune importance. Je me souviens que, il y a longtemps, Daniel Riou théorisait la différence entre la performance du poète et celle du comédien. Elle se situe, d'après lui, dans le rapport au texte. Le performeur lit son texte en permanence, tandis que le comédien le connait par coeur. C’est un moyen, disait-il, de mettre le texte sur un trône – sur le trône ?

Mais hier justement, Griot aux lisières jouait avec son texte posé sur le pupitre, comme avec les limites posées par D.R. Le texte était disponible pour le poète, mais il ne le regardait pas, et il montrait au public qu’il ne le regardait pas. Vers la fin, il a fini par le laisser tomber et ne s’est pas donné la peine de le ramasser. Du PQ. J’imagine que D.R. nous aurait expliqué qu’il explorait ainsi les limites de la « perf’ », comme il disait avec sa grosse voix sèche et assurée, qui faisait un sacré effet à l’étudiant un peu fainéant que j’étais.


Rencontre avec Q.L. à la Manoeuvre. Toujours ce truc bizarre à propos de Rivage, amplifié par les propos de Q.L., d’un texte qui parvient à emprunter simultanément deux chemins opposés. Puis dîner avec les éditeurs et le libraire. Je mesure à quel point je ne connais rien au système économique et social du livre, qui est, encore plus que je le pensais, une sorte d’abomination.


Inquiétude de retrouver les élèves d’Aubervilliers après le cours calamiteux de l’autre jour. Je pense aux premières secondes, capitales, de l’entrée en classe : S. qui gueule parce qu’elle ne veut pas aller devant (elle gueule de toute façon par principe) ; H. qui gueule parce que quelque chose est injuste ; M. qui gueule parce que H. et S. gueulent ; K. qui rigole parce que tout le monde gueule. Les quelques réflexes, techniques que j’ai pu apprendre en deux ans sont sans effet contre cette marée sauvage et carnassière, fascinante, qui emplit la salle de classe.

Un prof faisant son cours est un surfeur ; il faut glisser sur l’énergie des élèves, sentir sa force de projection et s’élever au bon moment. Parfois, l’équilibre est tenu, alors tout est smooth ; d’autres fois il est à contretemps, la vague part sans lui, il se retrouve comme un con à battre des bras allongé sur une planche.


Au milieu du cours, pensée pénible et décevante : je commence déjà à ne plus aimer les élèves. Tout ce que je souhaite – mais c’est trop tôt ! – c’est qu’ils me foutent la paix.


À part mettre beaucoup d’énergie pour empêcher que le cours ait lieu, S. ne fait d’ordinaire jamais rien. Mais là, c’était différent, elle a lu le texte : le Petit Nicolas doit faire signer son carnet par ses parents, mais ceux-ci se disputent pour des problèmes d’argent. La mère dit au père qu’il n’y aura pas toujours un gigot dans le four.

Là, S. bute sur le mot « gigot », me demande ce que c’est puis griffonne fiévreusement un truc sur sa feuille – je fais semblant de croire qu’elle répond à la question posée.

Plus tard, dans l’après-midi, deuxième heure de la journée avec les 5B, je leur demande s’ils trouvent sympathique le petit Nicolas. S., animée, lève la main et bafouille une réponse mystérieuse, proposant que le Petit Nicolas ne serait pas sympathique à cause de cette histoire de gigot. J’élude, mais ça m’interpelle – ce soir encore.

Quelle intuition a-t-elle pu la frapper à l’évocation du gigot dans le four ? Cette image seule lui a fait renoncer à détraquer le cours. Elle voulait creuser quelque chose. Quand on a la jeunesse de S., les intuitions poétiques vous traversent comme un courant électrique et vous ne savez jamais quoi en faire.

Dans le livre de Vinciane Despret, deux définitions importantes du territoire : « le territoire est n’importe quel lieu défendu » (Gladwyn Kingsley Noble, zoologue).

Mais aussi : « le territoire est un endroit où l’on sait se cacher » (J-C Bailly)