Moi, j’essaye d’avancer, mais sur quoi au juste ? Comme de toute éternité, mes travaux sont souterrains, bien à l’écart des choses du monde. Mais les idées qui me viennent et les textes que je scripte n’irriguent pas le monde du dessus et restent dans la mare d’eau croupie et pourrissent lentement. Je travaille beaucoup, mais enfin je ne fais rien du tout.

 


 

Fin de soirée bercée par Neroli. Procédure de recrutement pour fuir à l’étranger, mais je flippe : car l’administratif est une sorte de bourreau : je sais que la lame tombera un jour et qu’elle fera rouler ma tête, mais je ne sais pas à quel moment précisément. Quand le dossier sera envoyé mais jamais parvenu à son destinataire ? Quand il manquera une pièce qu’on ne m’avait pas demandée ? Quand un bug informatique m’obligera à recommencer toute la procédure ? Quand à force de complexité je comprendrai de travers ? – Alors j’hésite à laisser mon cou en toute connaissance de cause à portée de hallebarde.

 


 

Dans la salle, odeur fétide agrippée aux murs, figée dans le lino – odeur de vingt-cinq corps adolescents agités huit heures par jour dans trente mètres carrés – cette odeur ne s’en va plus. Il n’est plus question d’entretien, ni même de nettoyage, non, j’imagine que seul le feu réglera un jour le problème. Nous sommes, ils sont, je reste – littéralement dans la crasse.

 

A. au Café Parisien. Typographie et joie des savoirs modestes (où j’apprends que l’esperluette provient tout simplement de la déformation typographique de « et »). Puis système éducatif, où je teste mes idées sur A. Élaborons des nuances, des contrepoints, mais une idée demeure : par le feu.

 

Dans le livre de Baudelot consacré à Pisa, est citée cette enquête datée de 1992 sur les acquisitions au CP dans 102 classes différentes. Conclusion : « il existe un petit nombre de maîtres qui font monter la moyenne tout en diminuant les écarts entre les plus faibles et les meilleurs, et un plus grand nombre qui ne font progresser personne tout en accroissant les écarts entre les plus faibles et les plus forts. » Ma hantise.

 


 

Club d’échecs du collège. Pièces crissent sur un plateau de bois bas de gamme ; déplacement d’abord du roi, puis des tours, puis des fous ; subtilité même de l’échec et mat : le roi est attaqué et n’a plus d’échappatoire, mais, précisément, il n’est pas mort et la partie s’arrête avant son exécution. Quatre élèves de sixième, deux de troisième ; découvrent un jeu qui n’est encore que plaisir simple de capturer et déplacer – et moi je devrais les amener à deviner que c’est un jeu qui rend fou et qu’à la joie, un jour, se substituera le vertige. Celui qui sait enseigner les échecs est un pédagogue total.

 


 

Entretien avec E. Nombre d’impressions partagées, notamment la crainte de l’aigreur, ou celle de ne pas tenir le coup. Ce qui m’intéresse ces temps-ci (sujet classique néanmoins capital) ce sont les mécanismes par lesquels l’École accroît tendanciellement les inégalités par son organisation même. Ensuite, voilà, récit d’une tentative de suicide et la peur d’y revenir un jour. Enfin, une chose après l’autre, exploration de Legifrance pour comprendre le budget de l’État : 437 milliards de recettes et 522 milliards de dépenses. Subitement je deviens Éric Woerth.

 


 

Pacifiction. (Un peu trop) long trip bercé par les vagues polynésiennes. Magimel dans le vide de ses lunettes fumées et visage impénétrable de Shannah. Quelque chose vient – David Lynch est tout proche – mais on est incapable de l’attendre, et on n'agit pas non plus pour qu'elle ne vienne pas.

 


 

Longue soirée avec P. et V. Tequilla et ivresse joyeuse jusque tard.

 


 

Ce qu’il y a en face de moi, à cette formation qui s’intitule « faire progresser les bidules à l’aide de trucs », c’est une vieille bique caricaturale qu’on aurait dû remiser depuis longtemps au fond du tiroir à chaussettes, accompagnée d’un pot de fleurs estampillé formatrice inspe. « Le théâtre se prête particulièrement au travail des bidules », me disent-elles avec un grand sourire. Sans déconner. Toute la journée à me faire chier en écoutant une litanie dûment pédagogifiée de lieux communs.

 

Je lis le bouquin de Quintane sur l’école, très bien fichu, et je retombe sur ce mot qui m’avait déjà interpellé à la sortie du livre : amorti. L’École est le lieu où la littérature est amortie. C’est cette vieille bique et les sbires de l’inspe qui l’amortissent, et nous en sommes, nous professeurs, par impuissance, ignorance et flemme, les meilleurs agents.