La soeur de mes deux nouveaux élèves bangladais est morte. Je crois l’avoir déjà rencontrée lors de la réunion d’accueil que nous avions organisée avec la famille. Un homme s’y était présenté comme le père d’I. et A. Deux autres femmes, qui portaient le jilbab, s’étaient tenues à l’écart de la réunion, n’osant pas s’asseoir malgré mes invitations répétées. L’une devait être la mère, l’autre la soeur. La mère avait dit quelques mots d’anglais, mais la soeur rien. De tous, c’était la seule qui n’avait rien montré, pas un sourire, aucun geste même pour confirmer qu’elle était humaine, douée d’émotions. Figée, c’était une statue absente, et me souviens que déjà la contradiction m’avait marqué. Il n’y avait qu’un grand corps voilé, kaki, et deux yeux noirs, profonds et fixes. Je crois aussi avoir vu ses mains, que j’avais trouvé belles – est-ce qu’elles étaient gantées ? (je déforme peut-être le souvenir)

 

Quand A. m’a dit entre deux couloirs qu’il s’était passé quelque chose d’effroyable, j’ai fait mes recherches. Une femme de 19 ans s’est en effet défenestrée à Sarcelles hier matin. C’est sans doute elle.

 

Je reconsidère la réunion de lundi. Rien n’allait, en réalité. Le père était trop souriant, trop entreprenant dans sa démarche, quelque chose de désespéré. Et la soeur, elle, tellement en retrait, tellement immobile. Je rejoue la scène et me répète que pas une fois elle n’a montré une expression humaine. C’est impossible, physiquement, de faire ça, si on n’est pas déjà un peu parti. Deux jours plus tard elle se donnait la mort. Sentiment que ce truc terrible s’est en partie joué sous mes yeux.

 


 

Le petit A. me sort par les trous de nez. Au fil du temps nous avons développé une relation conflictuelle ; il a cherché cette relation et je n’ai pas su la désamorcer. C’est un élève infiniment doué dans l’observation des points faibles des adultes. Il les repère et s’en sert pour creuser des petits trous, presque dans la chair même, seulement avec ses petits yeux de rongeur. Il est insidieux, grignote où ça agace le plus. Je me sens totalement démuni face à la naïveté de sa perversité.

 


 

Aux échecs, depuis un mois ou deux, je ne fais plus que perdre et j’en suis terriblement frustré. Toutes les combinaisons m’échappent ; je ne calcule plus une variante correctement.

 

Je sais bien, pour observer mes élèves, qu’en toute activité intellectuelle il y a des périodes de progrès spectaculaires, d’autres de stagnation, voire de régression larvée. Et j’ignore pourquoi il en est ainsi. J’imagine que nos structures neuronales sont mouvantes, en perpétuelle évolution, et que parfois elles sont aptes à certaines activités, mais d’autres fois inaptes. Ces structures seraient en quelque sorte semblables au flux et reflux des marées, constriction-dilatation ; alors il faudrait, à l’instar des marins, connaitre les horaires de marées de nos cerveaux pour savoir quand jouer, quand écrire, quand faire la cuisine.

 

NA. Impression que je pratique cette langue depuis si longtemps que je pourrais encore ajouter à l’ensemble un bon millier de pages sans le moindre effort. Il y a un rythme, une scansion qui s’est fixée et qui guide la frappe. Et c’est un piège, bien sûr, car je sais qu’à présent le réservoir d’images, de métaphores et de scène est tari.