Première soirée et première nuit à Skafidia ; un autre Vassilis est arrivé à l’improviste avant dix heures, un peu plus jeune que moi, cheveux bruns, courts, bouclés ; sur le nez, des lunettes de soleil inutiles, des gestes vifs. Il semble très bien connaitre l’autre Vassilis, mon hôte ; à peine arrivé il faisait déjà comme chez lui — et j’ai compris, moi, saleté d’accent, que le nouvel arrivant s’appelait Achille, et j’ai pensé qu’au coeur du Péloponnèse, des gens pouvaient s’appeler Achille comme en France on s’appelle Louis.

Vassilis et Achille fument comme des pompiers, beaucoup de tabac, un peu de Marie-Jeanne. Ils préparent des cafés chaud ou froid selon l’heure, et boivent le vin que Vassilis produit lui-même et dont il semble plutôt fier. C’est un vin blanc très doux, presque un jus de raisin à peine alcoolisé, mais qui a accompagné à merveille les gros morceaux de viande que Vassilis m’a servi : du foie, du poulet et une grosse saucisse, agrémentés d’une salade grecque baignant dans l’huile d’olive — mais Vassilis m’a précisé aussitôt, presque en s’excusant, qu’il y manquait la féta.

À mon réveil, le lendemain, Vassilis dormait sur le canapé du salon devant la télé allumée, le cendrier plein de mégots à quelques centimètres de sa tête. Quand il a émergé, je me suis proposé de faire cuire quelques oeufs pour le petit déjeuner, mais Vassilis plein d’orgueil, se méfiant à raison de ma cuisine, s’est levé d’un seul coup pour me montrer sa manière de faire : une poelle littéralement remplie d’huile, dans laquelle il a fait cuire doucement ses quatres oeufs en prenant bien soin que, le jaune, le blanc, tout baigne allègrement dans un bon centimètre d’huile d’olive. Les oeufs étaient finalement délicieux et la cuisine grecque devrait me plaire !

Sur le terrain de sa petit exploitation, nous avons ensuite allumé de grands brasiers de branches mortes d’oliviers ; les flammes étaient impressionnantes, et d’un seul coup de vent changeant elles auraient pu se propager aux arbres alentours. Mais rien ne troublait Vassilis qui, grillant sans discontinuer ses mégots, s’absorbait entièrement, en silence, dans le feu sauvage qui crépitait.

À présent, Vassilis vient d’achever sa sieste, c’est déjà la fin de l’après-midi à Skafidia. Des chiens aboient dans le voisinage, des coqs s’égosillent, c’est fête partout et dans le ciel paisible, le soleil baigne la grande terrasse de béton sur laquelle je me délasse.

« Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps après qu’il eut renversé la citadelle sacrée de Troiè. Et il vit les cité de peuples nombreux, et il connut leur esprit ; et, dans son coeur, il endura beaucoup de maux, sur la mer, pour sa propre vie et le retour de ses compagnons. Mais il ne les sauva point, contre son désir ; et ils périrent par leur impiété, les insensés ! ayant mangé les boeufs de Hélios Hypérionade. Et ce dernier leur ravit l’heure du retour. Dis-moi une partie de ces choses, Déesse, fille de Zeus. Tous ceux qui avaient évité la noire mort, échappés de la guerre et de la mer, étaient rentrés dans leurs demeures ; mais Odysseus restait seul, loin de son pays et de sa femme, et la vénérable Nymphe Kalypsô, la très noble déesse, le retenait dans ses grottes creuses, le désirant pour mari. Et quand le temps vint, après le déroulement des années, où les Dieux voulurent qu’il revît sa demeure en Ithakè, même alors il devait subir des combats au milieu des siens. Et tous les Dieux le prenaient en pitié, excepté Poseidaôn, qui était toujours irrité contre le divin Odysseus,jusqu’à ce qu’il fût rentré dans son pays. »

Odyssée, Homère, traduction Leconte de Lisle, 1868