Ancien espoir du tennis américain, David Foster Wallace n’a jamais laissé la raquette très loin de lui. L’infinie comédie, roman phénoménal, sans limites de taille et de style, met en scène – cela parmi d’autres choses – une académie de tennis absurde où de jeunes adolescents brillants s’épuisent à l’entrainement et prennent, pour tenir le coup, une tripotée de drogues improbables. La voix même de Foster Wallace, sa manière d’accumuler les lignes de textes sans que jamais l’intensité ne faiblisse, s’apparente à ces rallyes incroyables de tennis qu’on observe sur la terre battue, avec accumulations géniales d’adverbes et adjectifs interminables, bien que sans doute il ne dédaigne pas non plus le service-volée imparable.

Hors les romans, Foster Wallace pratique l’écriture journalistiques (mais l’acception est terriblement française, car je ne crois pas qu’aux USA on distingue si radicalement l’écriture des romanciers et des journalistes, on dit plutôt (je parle sous le contrôle de ceux qui connaissent et qui n’hésiteront pas à me corriger d’une pichenette sur l’oreille) : creative non fiction, donc créer, expérimenter une forme à partir d’un matériau non fictionnel), et tout au long de sa vie Foster Wallace va écrire pour des revues ou des journaux des séries d’articles, souvent longs comme le bras et joyeusement foutraques, dans lesquels il livre des analyses précises mais marginales, se mettant en scène en tintin éberlué dans un monde qui fout le camp. Les deux tomes de Considérations sur le homard sont à cet égard d’extraordinaires pièces rapportées. Par exemple un reportage halluciné, dégueulasse et drôle sur les oscars du porno à Los Angeles ; une chronique interminable ponctuée d’analyses pleines de bon sens sur la campagne de John Mc Cain à l’investiture républicaine ; ou encore le 11 Septembre vécu en direct live d’une petite bourgade de l’Illinois. Il n’y a peut-être pas de meilleure introduction à l’oeuvre de Foster Wallace que ces deux livres – mais on commencera bien par où on voudra.

Le sport toutefois n’est jamais loin. C’est sans doute LA grande affaire de Foster Wallace – avec la drogue, la littérature et mille autres choses, car les gens versatiles ne savent pas choisir. En 2006, il écrit pour le New York Times un article qui deviendra culte sur Roger Federer alors au faîte de sa gloire. Tout part du commentaire d’un chauffeur de bus aux abords de Wimbledon à propos du joueur suisse : « une foutue expérience quasi religieuse ». Federer c’est ça, oui. Mais encore ? En écrivain et technicien du tennis (admettons que la double casquette n’est pas commune), Foster Wallace analyse le jeu de Federer, égratigne quelques idées reçues sur le tennis contemporain, et touche du doigt ce qui s’origine dans la figure du champion, cette chose insaisissable qui distingue à tout jamais un grand sportif qui gagne des titres et demeure au top, de l’autre qui gagne tout pareil mais qui, en plus, provoque justement cette impression de foutue expérience quasi religieuse. Il y en a dans certains sports, et les XXe et XXIe siècles en comptent quelques spécimens intéressants. Au hasard : Bolt, Zidane, Federer, Mohamed Ali, etc., la liste est longue mais pas tant que ça de ces gens qui ont touché à une certaine forme de transcendance, de sublime à travers la pratique sportive, qui ont créé des communions pour une esthétique autant que pour les performances. Ce que Foster Wallace écrit pour Federer est valable pour ceux-là aussi : « la puissance et l’agressivité devenue vulnérabilité et beauté ».

La traduction est l'oeuvre de Gaëlle Rowarch, à qui je dois d'infinis mercis pour tout le travail ; qualité de la traduction qui permet de retrouver la voix si particulière de DFW dans un texte en français. Je n'ai aucune idée de la difficulté de cette tâche puisque je ne suis pas foutu de lire l'américain ailleurs que sur des panneaux de signalisation, mais je la devine et on me l'a dite assez souvent, alors chapeau bas. (et si ayant droit en colère, me contacter et je retirerai la traduction du site)

traduction Gaëlle Rowarch

Presque tous ceux qui aiment le tennis et suivent le circuit masculin à la télévision ont, depuis quelques années, connu ce que l’on pourrait qualifier de Moments Federer. Ce sont des moments, lorsqu’on regarde le jeune Suisse jouer, où on tombe à la renverse, où nos yeux s’agrandissent, où on produit des sons qui font accourir notre conjoint.e de la pièce voisine pour s’assurer que tout va bien.

 

Les Moments sont encore plus intenses si on a fait suffisamment de tennis pour comprendre l’impossibilité de ce qu’on vient de le voir faire. On a tous nos propres exemples. En voici un. C’est la finale de l’U.S. Open 2005, Federer est au service, face à André Agassi, au début du quatrième set. Il y a un moyen-long échange en fond de court, suivant le schéma caractéristique du papillon (croisé/décroisé) adopté par les grands joueurs d’aujourd’hui, où Federer et Agassi s’envoient des balles puissantes à gauche puis à droite, tentant chacun de faire un coup gagnant en fond de court ... quand soudain, Agassi fait un impressionnant revers croisé qui envoie Federer loin sur son côté gauche ; et Federer le rattrape mais fait un revers slicé à moins d’un mètre de la ligne de service, une occasion dont s’empare évidemment Agassi. Alors que Federer se précipite pour rejoindre la ligne centrale, Agassi se place pour prendre la balle courte au rebond et la rabat dans le même coin, essayant de prendre Federer à contrepied, ce qu’il parvient à faire. Federer est encore près du coin, mais il court vers la ligne centrale et la balle se dirige vers un point situé derrière lui, là où il se trouvait juste avant et il n’a pas le temps de se retourner. Agassi suit sa frappe jusqu’au filet, formant un angle mort du côté de son revers... Et ce que fait Federer, c’est qu’il renverse presque instantanément son élan et fait une sorte de bond de trois ou quatre pas en arrière, incroyablement vite, de manière à frapper un coup droit depuis le coin gauche, projetant tout son poids en arrière. Son coup droit est un lift sensationnel long de ligne qui passe Agassi au filet. Agassi plonge mais la balle l’a dépassé et vole droit le long de la ligne pour atterrir dans le coin du carré de service. Point gagnant. Federer chancelle encore lorsque la balle touche le sol.

 

Et il y a cette familière seconde de silence empreinte de choc dans la foule new-yorkaise avant qu’elle explose et que John McEnroe, avec son casque, à la télé, dise (avant tout pour lui- même semble-t-il) « Comment peut-on faire un coup gagnant dans cette position ? ». Et il n’a pas tort : étant donné la position et la rapidité d’Agassi, Federer avait une fenêtre de deux centimètres pour placer sa balle et réussir son passing, ce qu’il a fait, en reculant, sans avoir le temps de prendre appui et sans pouvoir mettre son poids dans son coup droit. C’était impossible. C’était comme sorti tout droit de Matrix. Je ne sais pas quels cris j’ai pu pousser, mais ma compagne dit qu’elle s’est précipitée dans la pièce et qu’il y avait du popcorn plein le canapé, que j’avais un genou à terre et que mes yeux sortaient de mes orbites.

 

Quoi qu’il en soit, c’est un exemple de Moment Federer et je l’ai seulement vu à la télé — et à dire vrai, le tennis à la télé est à l’expérience du tennis ce que le film porno est à l’expérience de l’amour humain.

 

D’un point de vue journalistique, il n’y a rien de nouveau que je puisse vous apprendre au sujet de Roger Federer. Il est actuellement, à 25 ans, le meilleur tennisman en vie. Peut-être le meilleur de tous les temps. Les biographies et les profils ne manquent pas. « 60 Minutes » lui a consacré un sujet l’année dernière. Tout ce que vous voulez savoir sur M. Roger Federer — son enfance, sa ville natale, Bâle, en Suisse, le soutien sain de ses parents qui ne l’ont jamais exploité pour son talent, sa carrière junior, le début de ses problèmes de fragilité et de tempérament, son coach adoré lorsqu’il était junior, comment la mort accidentelle de celui-ci, en 2002, a à la fois dévasté et endurci Federer et a contribué à faire de lui ce qu’il est aujourd’hui, les 39 titres de sa carrière en simple, ses huit Grands Chelems, son engagement stable et mature envers sa petite amie qui voyage avec lui (ce qui est rare sur le circuit hommes) et gère tout pour lui (ce qui est sans précédent sur le circuit hommes), son stoïcisme et sa force mentale de la vieille école, son fairplay, sa décence, sa gentillesse et son esprit charitable — il n’y a qu’à faire une recherche Google. Faites-vous plaisir.

 

Le présent article traite plutôt de l’expérience Federer que vit le spectateur et de son contexte. La thèse précise ici est que si vous n’avez jamais vu ce jeune homme jouer en vrai et que vous allez le voir jouer, en personne, sur le gazon sacré de Wimbledon, dans la chaleur écrasante, puis dans le vent, puis sous la pluie de la quinzaine de 2006, alors vous êtes apte à vivre ce que l’un des conducteurs de bus réservés à la presse décrit comme « une foutu expérience quasi-religieuse ». Au début, on peut être tenté de prendre une phrase comme celle-ci pour un cliché un peu enflammé auquel les gens ont recours pour décrire le sentiment d’un Moment Federer. Mais il s’avère que la tournure de phrase du conducteur était la bonne — littéralement, pour un moment d’extase — bien qu’il faille du temps et un visionnage rigoureux pour voir cette vérité émerger.

 

La beauté n’est pas le but dans les sports de compétition, mais les sports de haut niveau sont un lieu privilégié de l’expression de la beauté humaine. La relation est à peu près la même que faire preuve de courage durant la guerre.

 

La beauté humaine dont il est question ici est une beauté d’un type particulier. On pourrait la qualifier de beauté cinétique. Sa puissance et son attrait sont universels. Elle n’a pas trait au sexe ou aux normes culturelles. Ce à quoi elle semble avoir trait, en fait, c’est la réconciliation des êtres humains avec le fait de posséder un corps.

 

Bien sûr, dans les sports masculins, personne ne parle jamais de beauté, de grâce ou de corps. Les hommes peuvent déclarer leur « amour » pour le sport, mais cet amour doit toujours s’inscrire et se pratiquer dans un symbolisme de guerre : élimination vs. ascension, hiérarchie de rang et de standing, obsession pour les statistiques, analyses techniques, ferveur tribale et/ou nationale, uniformes, clameur de la foule, bannières, coups de poing sur la poitrine, peintures sur le visage, etc. Pour d’inexplicables raisons, les codes de la guerre sont plus rassurants pour certains que le sont les codes de l’amour. Il se peut que ce soit le cas pour vous, auquel cas l’Espagnol extrêmement musclé et totalement martial Rafael Nadal est l’homme qu’il vous faut — celui qui a les manches relevées sur ses biceps, avec ses auto-encouragements de Kabuki. De plus, Nadal est le principal rival de Federer et la grosse surprise de cette année à Wimbledon, puisque c’est un spécialiste de la terre battue et que personne ne s’attendait à ce qu’il dépasse les premiers tours ici, alors que Federer, jusqu’aux demi-finales, n’a rencontré aucune difficulté. Il a surclassé chaque adversaire à tel point que la presse audiovisuelle et la presse écrite s’inquiètent de ce que ses matches puissent être fades et ne puisse pas rivaliser face à la ferveur nationale de la Coupe du Monde.

 

La finale hommes du 9 juillet, pourtant, c’est ce dont tout le monde rêve. Nadal contre Federer, c’est le rematch de la finale de Roland Garros remportée par Nadal le mois dernier. Federer n’a pour l’instant perdu que quatre matchs cette année, tous contre Nadal. Cependant, tous ces matchs se sont déroulés sur terre battue, la surface de prédilection de Nadal. Le gazon est celle de Federer. Toutefois, la vague de chaleur de la première semaine a cuit le glissant des courts de Wimbledon et les a rendus plus lents. À cela s’ajoute le fait que Nadal a adapté son jeu au gazon — se rapprochant de la ligne de fond de court sur son jeu long, donnant de l’ampleur à ses services, surmontant son allergie au filet. Il a tout bonnement massacré Agassi au troisième tour. Les réseaux sont en extase. Avant le match, sur le court central, derrière la paroi vitrée qui surplombe la tribune sud, alors que les juges de ligne entrent sur le court dans leur nouvel uniforme Ralph Lauren qui ressemble tellement à un uniforme de marin d’enfant, on voit presque les commentateurs sautiller sur leurs chaises. Cette finale de Wimbledon, c’est le récit d’une revanche, une dynamique roi contre régicide, avec de forts contrastes de caractère. C’est le machisme passionné de l’Europe du sud contre l’art complexe et chirurgical du nord. Apollon contre Dionysos. Le scalpel contre le couperet. Droitier contre gaucher. Les numéros 1 et 2 mondiaux. Nadal, l’homme qui a porté la puissance de jeu à son paroxysme contre un homme qui a transfiguré le jeu moderne, dont la précision et la variété de jeu sont aussi cruciaux que son rythme et sa rapidité, mais qui peut s’avérer particulièrement vulnérable et être déstabilisé face au premier. Un journaliste sportif britannique, se réjouissant avec ses collègues dans le carré presse dit, à deux reprises « Ça va être la guerre ».

 

De plus, ça se passe dans la cathédrale qu’est le Court Central. Et la finale hommes se déroule toujours le deuxième dimanche de la quinzaine, un symbole que Wimbledon souligne en ne programmant jamais de match le premier dimanche. La grêle sans merci qui a arraché les panneaux sur le parking et éventré les parapluies toute la matinée a soudainement disparu une heure avant le début du match, laissant le soleil émerger juste au moment où on retirait la bâche et posait les filets.

 

Federer et Nadal font leur apparition sous les applaudissements, leur révérence protocolaire face au Royal Box. Le Suisse porte un manteau court couleur crème que Nike lui a confectionné pour Wimbledon cette année. Sur lui, et peut-être sur lui seul, ça n’a pas l’air absurde avec un short et des baskets. l’Espagnol évite tout survêtement pour qu’on puisse voir ses muscles au premier coup d’oeil. Lui et le Suisse sont tous deux entièrement habillés en Nike, jusqu’au même bandana Nike blanc avec la virgule positionnée sur le troisième oeil. Nadal coince ses cheveux sous son bandana, mais pas Federer ; et lisser, triturer les mèches qui dépassent de son bandana est un des principaux tics de Federer que les téléspectateurs peuvent observer ; au même titre que Nadal qui va chercher sa serviette auprès du ramasseur de balles entre deux point. Il se trouve qu’il y a d’autres tics et petites manies, petits avantages quand on regarde en vrai. Il y a le très grand soin que prend Federer à mettre sa veste sur le dossier de la deuxième chaise, pour ne pas la froisser — il l’a fait avant chaque match ici, et ça a quelque chose d’enfantin et de bizarrement mignon. Ou le fait qu’il change immanquablement de raquette à un moment dans le deuxième set, et sorte la nouvelle du même emballage plastique transparent fermé par un scotch bleu qu’il retire précautionneusement et qu’il donne toujours à un ramasseur de balles pour qu’il aille le jeter. Il y a la manie de Nadal de toujours tirer sur son short pendant qu’il fait rebondir la balle avant de servir, sa manière de jeter des coups d’oeil méfiants de chaque côté de la ligne de fond de court, comme un prisonnier qui s’attend à se faire poignarder. Et quelque chose d’étrange dans le service du Suisse, si on regarde attentivement. Tenant la balle et sa raquette devant lui, juste avant d’amorcer son mouvement, Federer place toujours la balle précisément dans le trou en forme de V situé en haut du manche de la raquette, juste sous la tête, juste une seconde. Si elle ne loge pas parfaitement, il ajuste la balle jusqu’a ce que ce soit le cas. Ça se passe très vite, mais il le fait à chaque fois, aussi bien au premier qu’au second service.

 

Nadal et Federer s’échauffent pendant précisément cinq minutes ; l’arbitre chronomètre. Il y a un ordre et un protocole très précis dans les échauffements des pros, mais la télé a décidé que ça ne vous intéressait pas de voir ça. Le Court Central peut accueillir 13 000 personnes et des brouettes. Quelques mille autres ont fait ce que les gens font volontairement ici tous les ans, à savoir payer cher l’entrée pour ensuite se masser, avec leur panier de pique-nique et leur spray anti moustique, pour regarder le match sur un écran géant à l’extérieur du Court 1. Allez savoir pourquoi.

 

Juste avant le début du match, au filet, il y a le cérémoniel pile ou face pour savoir qui va servir en premier. C’est un autre des rituels de Wimbledon. Le lanceur de pièce honorifique cette année est William Caines, assisté par l’arbitre et le juge de ligne. William Caines, 7 ans, originaire du Kent, a développé un cancer du foie à l’âge de deux ans et a, contre toute attente, survécu après une opération et d’horribles séances de chimio. Il représente la Recherche Contre le Cancer au Royaume-Uni. C’est un petit blond aux joues roses qui arrive à peu près à la taille de Federer. La foule acclame le tirage au sort. Federer sourit d’un air absent pendant toute la durée du cérémonial. Nadal, de l’autre côté du filet, n’arrête pas de sautiller d’un pied sur l’autre comme un boxeur, balançant les bras d’un côté et de l’autre. Je ne sais pas si les chaînes de télé américaines diffusent le pile ou face, si cette cérémonie fait partie de leur contrat ou si elles passent une page de pub. Pendant qu’on fait disparaitre William, les acclamations se font plus nombreuses, bien qu’éparses et désordonnées ; la plupart des spectateurs ne sait pas trop quoi faire. C’est comme si, une fois le rituel accompli, les gens comprenaient la réalité et la raison pour laquelle cet enfant y a pris part. Il flotte un étrange sentiment, il y a quelque chose de gênant sans vraiment l’être, dans le fait de voir cet enfant tirer à pile ou face pour cette finale de rêve. C’est comme avoir quelque chose sur le bout de la langue, quelque chose d’insaisissable pendant au moins les deux premiers sets.

 

La beauté d’un athlète de haut niveau est presque impossible à décrire avec exactitude. Ou à évoquer. Le coup droit de Federer est un grand coup de fouet liquide, son revers un coup à une main qui peut couper, lifter ou slicer (un slice si rapide que la balle change de forme en l’air et patine sur le gazon à hauteur de cheville). Son service a une vitesse de classe internationale et un degré de placement et de variété que nul autre n’égale ; le mouvement de service est agile et inexentrique, perceptible (à la télé) seulement en une fraction de seconde, mobilisant tout le corps, filant comme une anguille au moment de l’impact. Son sens de l’anticipation et du terrain sont inouïs et son jeu de jambes est le meilleur du monde du tennis — enfant, il était aussi un prodige du foot. Tout ceci est vrai, et pourtant rien n’explique vraiment quoi que ce soit ou n’évoque l’expérience que l’on vit en regardant cet homme jouer. D’être témoin, aux premières loges, de la beauté et de génie de son jeu. Il vaudrait mieux aborder l’aspect esthétique sous un autre angle, contourner la question ou — comme le fit Thomas d’Aquin avec son ineffable sujet — essayer de le définir en terme de ce qu’il n’est pas.

 

Ce qui est impossible, c’est de le transmettre à la télévision. Le tennis à la télé a ses avantages, mais ces avantages ont des désavantages, et le premier d’entre-eux est une espèce d’illusion d’intimité. Les replays au ralenti, les gros plans et les graphiques de la télévision privilégient tellement les spectateurs qu’on ne se rend même pas compte de tout ce qui se perd dans la diffusion. Et la majeure partie de ce qui se perd, c’est la physicalité pure du tennis de haut niveau, le sens de la vitesse à laquelle la balle se déplace et à laquelle les joueurs réagissent. Il est facile d’expliquer ce vide. La priorité de la télé, pendant un point, c’est de couvrir tout le court, d’avoir une vue d’ensemble pour que les spectateurs puissent voir les deux joueurs et la géométrie globale de leur échange. De fait, la télévision choisit un point de vue spéculaire en plongée derrière une ligne de fond de court. Cette perspective, comme vous le dira n’importe quel étudiant en art, « raccourcit » le court. Le vrai tennis, après tout, est tridimensionnel, mais l’image sur un écran de télé n'est qu’en 2D. La dimension qui est perdue (ou plutôt déformée) à l’écran, c’est la longueur réelle du court, les 23,77 mètres entre les lignes de fond de court ; et la vitesse à laquelle la balle parcourt cette distance, comme une balle de fusil, qui est occultée à la télé mais qui, en vrai, est impressionnante à regarder. Si tout ça vous parait abstrait ou exagéré, je vous en prie, allez en personne assister à un tournoi pro — en particulier ceux qui se jouent sur les courts annexes, aux premiers tours, là où vous pouvez avoir une place à 5 mètres des couloirs — et voir la différence par vous-même. Si on n’a vu du tennis qu’à la télévision, on n’a aucune idée de la force avec laquelle ces pros frappent la balle, la vitesse à laquelle la balle se déplace, le peu de temps qu’ont les joueurs pour l’atteindre et la rapidité avec laquelle ils sont capables de se déplacer et de se retourner et de frapper et de se remettre en position. Et personne n’est plus rapide, personne ne donne autant l’impression que c’est facile que Roger Federer.

 

Curieusement, ce qui est moins occulté par la télé, c’est l’intelligence de Federer, puisque cette intelligence se manifeste souvent dans les angles. Federer est capable de voir, ou de créer, des ouvertures et de trouver des angles pour des points gagnants que personne d’autre ne peut envisager. La perspective de la télévision est parfaite pour voir et revoir des Moments Federer. Ce qu’il est difficile de mesurer à la télé, ce sont ces angles spectaculaires et ces coups gagnants qui sortent de nulle part — ils sont souvent préparés en plusieurs coups et dépendent autant de la façon dont Federer manipule la position de son adversaire que du rythme et du placement du coup de grâce. Et comprendre comment et pourquoi Federer est capable de balader d’autres joueurs de rang mondial comme il le fait demande, en retour, une meilleur compréhension technique du tennis moderne que la télé — une fois de plus — ne peut offrir.

 

Wimbledon est étrange. C’est véritablement la Mecque, la cathédrale du tennis ; mais il serait plus aisé de maintenir le bon niveau de vénération sur place si le tournoi n’était pas si prompt à rappeler encore et encore qu’il s’agit de la cathédrale du tennis. Il y a un mélange particulier d'autosatisfaction indigeste et d’autopromotion, d’autoréférences incessantes. C’est un peu comme un patron qui accroche aux murs de son bureau chaque plaque, diplôme et récompense qu’il a jamais reçus et qui, à chaque fois qu’on entre, nous oblige à regarder les murs et à dire quelque chose pour manifester notre admiration. Les murs de Wimbledon aussi, le long d’à peu près tous les couloirs importants, de tous les lieux de passage, sont couverts de posters et de panneaux à l’effigie d’anciens champions, de listes de faits et d’anecdotes sur Wimbledon, d’archives historiques et ainsi de suite. Il y a des choses intéressantes ; il y en a qui sont juste bizarres. Le Wimbledon Lawn Tennis Museum, par exemple, dispose d’une collection de tous les différents types de raquettes qui ont été utilisées à travers le temps, et l’un des nombreux panneaux du couloir, au 2e étage du Millenium Building, vante cette exposition avec force photos et textes didactiques ; une sorte d’Histoire de la Raquette. Voici, sic, le paroxysme de ce texte :

 

« Les cadres légers d’aujourd’hui faits en matériaux à la pointe de la technologies tels que le graphite, le boron, le titanium et la céramique, dotés de têtes plus larges (230 à 240 cm pour les tailles moyennes et 280 cm pour les grandes tailles) ont complètement transformé le caractère du jeu. De nos jours, les joueurs aux coups puissants dominent, qui donnent beaucoup de lift à leurs balles. Les joueurs de service-volée, ainsi que ceux qui privilégient la subtilité et le toucher ont quasiment disparu. »

 

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est étrange de voir un tel diagnostique accroché ici en évidence, alors qu’on est dans la quatrième année du règne de Federer à Wimbledon, étant donné que le Suisse a apporté au tennis masculin des degrés de toucher et de subtilité jamais vus depuis (au moins) les grands jours de McEnroe. Mais ce panneau n’est rien de plus qu’un témoin de la norme. Pendant presque deux décennies, le jugement consistant à dire que certaines avancées dans la technologie de la raquette, le conditionnement, le poids, ont transformé le tennis pro. Le jeu de rapidité et de finesse est devenu un jeu de prouesse athlétique et de force brute. Et en terme d’analyse du standard de jeu de fond de cours de nos jours, ce jugement est globalement juste. Il est vrai que les joueurs d’aujourd’hui sont considérablement plus grands, plus forts, mieux préparés et les composantes high-tech des raquettes ont vraiment amélioré leur vitesse et leurs effets. Comment, alors, quelqu’un comme Federer, d’une finesse parfaite, en est venu à dominer les tournois hommes ? Ceci est la source d’une vaste confusion dogmatique.

 

Il y a trois types d’explications valides à la domination de Federer. Un type implique mystères et métaphysique et est, je crois, le plus proche de la vérité. Les autres sont plus techniques et sont meilleurs pour le journalisme.

 

L’explication métaphysique est que Roger Federer est l’un de ces sportifs rares et surnaturels qui semblent ne pas être concernés, du moins en partie, par certaines lois physiques. De bonnes analogies incluraient Michael Jordan, qui non seulement pouvait sauter à une hauteur inhumaine mais restait en l’air une ou deux fractions de seconde plus longtemps que l’autorisent les lois de la gravité, et Mohamed Ali, qui pouvait vraiment « flotter » au-dessus du ring et asséner deux ou trois coups là où les autres n’avaient le temps que d’en donner un. Il y a probablement une dizaine d’autres exemple depuis les années 1960. Et Federer est de ceux-là — ceux que l’on peut qualifier de génies, ou de mutants, ou d’avatars. Il ne se précipite jamais, n’est jamais déséquilibré. La balle qui approche est comme suspendue, pour lui, une demi-seconde de plus qu’elle ne le devrait. Ses mouvements sont plus souples qu’athlétiques. À l’instar d’Ali, de Jordan, Maradona et Gretzky, il semble à la fois plus et moins substantiel que les hommes qu’il affronte. En particulier tout en blanc, comme Wimbledon adore l’imposer, il ressemble à ce qu’il pourrait bien être (à mon avis) : une créature dont le corps est à la fois fait de chair et, curieusement, de lumière.

 

Le coup de la balle qui reste en suspens, docile, qui ralentit, comme soumise à la volonté du Suisse ... il y a là une réelle vérité métaphysique. Ainsi que dans l’anecdote suivante. Après une demi-finale du 7 juillet au cours de laquelle Federer a anéanti Bjorkman – pas juste battu, anéanti – juste avant la traditionnelle conférence de presse d’après-match au cours de laquelle Bjorkman, qui se montre amical envers Federer, déclare être heureux d’avoir « été à la meilleure place » pour voir le Suisse « offrir le jeu le plus proche de la perfection qu’on puisse voir au tennis ». Federer et Bjorkman discutent et plaisantent, et Bjorkman lui demande à quel point la balle lui semblait grosse. Federer confirme qu’elle était « comme une boule de bowling ou un ballon de basket ». Il dit ça pour plaisanter, une manière modeste de faire en sorte que Borkman se sente mieux, confirmer qu’il est lui-même surpris d’avoir aussi bien joué ce jour-là. Mais il révèle également quelque chose de ce que c’est de jouer au tennis pour lui. Imaginez être quelqu’un qui a des réflexes, une coordination et une rapidité incroyables et que vous faites du tennis à haut niveau. Vous n’aurez pas l’impression, en cours de jeu, d’avoir des réflexes et une rapidités phénoménales. À la place, vous aurez l’impression que la balle est très large et très lente, et que vous avez toujours tout le temps de la frapper. De fait, vous ne ferez pas du tout l’expérience (empiriquement réelle) de la rapidité et du talent que les spectateurs, voyant la balle aller si vite qu’elle siffle et devient floue, vous attribueront.

 

La vitesse n’est qu’une partie de l’explication. Venons-en à l’aspect technique. On dit souvent que le tennis se joue au centimètre près, mais le cliché fait principalement référence à l’endroit où la balle atterrit. Pour ce qui est de la frappe et de la réception de la balle pour un joueur, ça se joue plutôt au micromètre : d’infimes changements au moment de frapper ont un énorme impact sur la manière et l’endroit où la balle va aller. C’est le même principe quand on vise à la carabine : la moindre imprécision vous fera rater votre cible si elle est située assez loin.

 

À titre d’illustration, ralentissons un peu. Imaginez que vous, joueur ou joueuse de tennis, vous vous tenez dans le coin droit, derrière la ligne de fond de court. On vous sert une balle sur votre coup droit — vous pivotez (ou faites une rotation) de manière à être de profil pour réceptionner la balle et commencez à amenez votre raquette vers l’arrière pour anticiper le retour coup droit. Continuez à l’imaginer jusqu’au moment où vous êtes en plein milieu de votre mouvement pour la frapper. La balle qui arrive est juste au niveau de votre hanche, à peut-être 15 cm du point d’impact. Réfléchissez au nombre de variables. Sur le plan vertical, incliner la raquette de quelques degrés vers l’avant ou vers l’arrière va créer soit un lift, soit un slice ; la maintenir perpendiculairement va créer une frappe à plat, droite. À l’horizontale, tourner la raquette de quelques degrés à gauche ou à droite, et frapper la balle une milliseconde trop tôt ou trop tard enverra une balle croisée ou bien long de ligne. D’autres changements infimes dans la courbe de votre coup de fond de court et dans son accompagnement vont déterminer la hauteur de votre retour par rapport au filet, ce qui, ajouté à la vitesse à laquelle vous frappez (ainsi que certaines caractéristiques de la rotation que vous imprimez), vont affecter la profondeur de votre retour du côté de votre adversaire, la hauteur du rebond, etc. Ce sont bien sûr les différences les plus communes — il y a par exemple le lift marqué ou léger, le coup très croisé ou légèrement croisé. Il y a aussi la question de la proximité de la balle par rapport à votre corps, la manière dont vous tenez la raquette, à quel point vous fléchissez les genoux et/ou le poids que vous faites peser vers l’avant, le fait que vous soyez capable ou non de regarder simultanément la balle et ce que fait votre adversaire après son service. Tout ça a son importance aussi. Et puis il y a le fait qu’on ne met pas en mouvement un objet statique, mais qu’on inverse le vol et (à divers degrés) retourne un projectile qui nous arrive dessus — qui arrive, dans le cas du tennis pro, à une vitesse qui rend toute pensée consciente impossible. Le premier service de Mario Ancic, par exemple, avoisine souvent les 210 km/h. Comme il y a 23,77 m de la ligne de fond de court d’Ancic à la vôtre, ça veut dire qu’il faut 0,41 secondes à son service pour vous atteindre. Cligner deux fois des paupières demande plus de temps.

 

La conséquence, c’est que le tennis pro comportes des intervalles de temps trop courts pour délibérer. Niveau temps, on est davantage dans le domaine du réflexe, des réactions purement physiques qui court-circuitent la réflexion. Néanmoins, retourner un service de manière efficace dépend largement de décisions et d’ajustements physiques qui sont bien plus complexes et intentionnels que cligner des paupières, sursauter lorsqu’on est surpris, etc.

 

Réussir à renvoyer un service difficile demande ce que d’aucuns appellent « le sens kinesthésique », c’est à dire la capacité de contrôler son corps et ses extensions artificielles à travers des systèmes complexes et très rapides de tâches. L’anglais a toute une variété de termes pour les divers aspects de cette capacité : l’instinct, le toucher, la forme, la proprioception, la coordination, la coordination main-oeil, la kinesthésie, la grâce, le contrôle, les réflexes, et ainsi de suite. Pour les jeunes joueurs prometteurs, affuter son sens kinesthésique est le but principal de ces régimes d’entraînements quotidiens intenses dont on entend souvent parler. Cet entrainement est à la fois musculaire et neurologique. Frapper des milliers de coups, jour après jour, développe la capacité à agir « au feeling » ce qui ne peut être accompli par la réflexion. Ce genre d’entrainement répétitif semble parfois pénible ou même cruel aux non-initiés, mais les non-initiés ne peuvent ressentir ce qui se passe pour le joueur — d’infimes ajustements, répétés encore et encore, et la compréhension des effets de chaque changement devient de plus en plus précise quand bien même elle s’éloigne de la conscience telle qu’on l’entend.

 

Le temps et la discipline requis pour un entrainement kinesthésique sont une des raisons pour lesquelles les meilleurs joueurs sont d’ordinaire des gens qui ont consacré la majeure partie de leur vie au tennis et qui ont commencé (au plus tard) à l’adolescence. C’est, par exemple, à l’âge de 13 ans que Roger Federer a finalement abandonné le football et une enfance digne de ce nom, pour entrer au Swiss Tennis National Tennis Center à Ecublens. À 16 ans, il a abandonné ses études et a commencé sérieusement la compétition internationale.

 

Ce n’est que quelques semaines après avoir arrêté l’école que Federer a remporté Wimbledon Junior. Bien évidemment, ce n’est pas quelque chose que n’importe quel junior qui se dévouerait au tennis est capable d’accomplir. Et bien évidemment, il y a plus que du temps et de l’entrainement en jeu — il y a aussi le pur talent, à bien des niveaux. Il faut une extraordinaire (et mesurable) habileté kinesthésique chez un enfant pour que les années d’entraînement en valent la peine... et à partir de là, avec le temps, la crème de la crème monte et se distingue du reste. Un aspect technique explique donc la domination de Federer : il est tout simplement un peu plus talentueux d’un point de vue kinesthésique que les autres pros masculins. Seulement un tout petit peu, puisque tous les joueurs du Top 100 sont doués kinesthésiquement parlant — mais une fois encore, le tennis se joue à quelques centimètres près.

 

Cette réponse est plausible mais elle est incomplète. Elle n’aurait probablement pas été incomplète en 1980. En 2006, par contre, on est en droit de se demander pourquoi ce genre de talent compte toujours autant. Souvenez-vous de la part de vrai de la doctrine et du panneau de Wimbledon. Virtuose kinesthésique ou pas, Roger Federer domine aujourd’hui le champ des joueurs les plus grands, les plus forts, les plus musclés, les mieux entraînés qui aient jamais existé, où chacun utilise une espèce de raquette nucléaire qui prétend rendre obsolète le calibrage le plus affuté du sens kinesthésique, comme si on essayait de siffler du Mozart à un concert de Metallica.

 

Selon des sources fiables, l’histoire de William Caine, qui a tiré au sort à titre honorifique, c’est qu’un jour, quand il avait deux ans et demi, sa mère a trouvé une grosseur dans son ventre, l’a emmené chez le médecin et la grosseur a été diagnostiquée comme étant une tumeur maligne au foie. À partir de là, bien sûr, il est impossible d’imaginer... Un petit enfant qui subit la chimio, de lourdes séances de chimio, sa mère qui doit regarder ça, le ramener à la maison, s’occuper de lui, puis l’emmener à nouveau là bas pour d’autres séances de chimio. Comment a-t-elle répondu à la question de l’enfant — la grande question, la question évidente ? Et qui pouvait répondre aux siennes ? Que pouvait bien dire n’importe quel prêtre ou pasteur qui ne semble grotesque ?

 

Il y a 2-1 pour Nadal dans le deuxième set de la finale et il est au service. Federer a gagné le premier set 6-0 mais s’est ensuite un peu relâché, comme ça lui arrive parfois, et a un break de retard. Maintenant, sur un service de Nadal, il y a un point de 16 échanges. Nadal sert bien plus vite qu’à Paris et ce service là est près de la ligne centrale. Federer renvoie d’un coup droit haut au-dessus du filet qu’il peut se permettre de faire parce que Nadal ne monte jamais au filet derrière son service. l’Espagnol frappe un lourd coup droit lifté caractéristique de son jeu sur le revers de Federer. Federer renvoie un lift encore plus fort, presque un coup de terre battue. C’est inattendu et ça fait un peu reculer Nadal. Sa réponse est une balle basse qui atterrit juste derrière le T de la ligne de service, du côté coup droit de Federer. Contre la majorité de ses adversaires, Federer pourrait faire le point sur une balle telle que celle-là, mais une des raisons pour lesquelles Nadal lui donne du fil à retordre, c’est qu’il est plus rapide que les autres et qu’il rattrape des balles que les autres ne peuvent pas rattraper. Alors ici, Federer frappe une balle croisée, pas trop forte, en coup droit, sans chercher à faire le point mais plutôt cherchant un angle peu profond pour une balle basse qui oblige Nadal à monter au filet, à droite, le côté de son revers. Dans sa course, Nadal renvoie un puissant revers long de ligne, sur le revers de Federer. Federer renvoie un slice le long de la même ligne, une balle lente et flottante avec un effet qui force Nadal à revenir au même endroit. Nadal renvoie un slice — trois coups le long de la même ligne — et Federer envoie à nouveau la balle au même endroit, celle-là encore plus lente et encore plus flottante. Nadal reste sur ses appuis et renvoie un énorme coup à deux mains le long de la même ligne — c’est comme si Nadal était planté dans son côté revers à présent, il ne retourne plus au centre du fond de court entre chaque frappe ; Federer l’a un peu hypnotisé. Federer frappe un gros revers très lifté, de ceux qui sifflent, tout près de la ligne de fond de court, à gauche, que Nadal rattrape et auquel il réplique par un coup droit croisé. Federer répond avec un revers croisé encore plus fort, en fond de court, si rapide que Nadal doit frapper son coup droit sans prendre appui et doit se précipiter pour revenir au centre du terrain alors que la balle atterrit à nouveau sur le revers de Federer. Federer s’avance et frappe un revers croisé complètement différent cette fois, bien plus court, avec un angle bien plus prononcé, un angle que personne n’anticiperait, et si fort, avec tant d’effet, qu’elle arrive lentement le long de la ligne du couloir et prend de la vitesse au rebond. Nadal ne peut pas la prendre de front et ne peut pas la prendre de côté à cause de l'angle et du lift — fin du point. C’est un spectaculaire point gagnant, un Moment Federer. Mais en le regardant en vrai, on se rend compte que c’est un point que Federer a commencé à mettre en place quatre ou même cinq coups en amont. Tout, depuis ce premier slice long de ligne était orchestré par la Suisse pour manœuvrer Nadal, l’endormir et ensuite casser son rythme et son équilibre pour ouvrir ce dernier angle improbable — un angle impossible dans un lift extrême.

 

Le lift extrême est la principale caractéristique du jeu de nos jours. Ça fait partie de ce au sujet de quoi le panneau de Wimbledon a raison. En revanche, on ne comprend pas toujours la raison pour laquelle le lift est si essentiel. Ce que tout le monde a tendance à comprendre, c’est que les composantes high-tech des raquettes donnent bien plus de vitesse à la balle, un peu comme les battes de baseball en aluminium comparées au bon vieux bois. Mais ce dogme est faux. La vérité, c’est que, à force égale, les composites à base de carbone sont plus légers que le bois, ce qui permet aux raquettes modernes d’être plus légères de quelques grammes et d’avoir un tamis plus large d’au moins deux centimètres que les Kramer et Maxply vintages. Ce qui est vital, c’est la largeur de la tête. Un tamis plus large signifie qu’il y a davantage de surface cordée, ce qui signifie que la zone de frappe est plus grande. Avec une raquette composite, il n’est pas nécessaire de prendre la balle pile au centre géométrique des cordes pour insuffler la bonne vitesse. Pas plus qu’il n’est nécessaire de frapper pile au bon endroit pour faire un lift, un effet qui (rappelons-le) nécessite que la tête de la raquette soit inclinée et que le coup soit frappé en incurvant la raquette vers le haut, caressant la balle au lieu de la frapper de plein fouet — ce qui était très difficile à faire avec des raquettes en bois en raison de leur tête plus petite et de leur zone de frappe minuscule. Les têtes plus légères des composite, avec leur centre plus généreux, permettent aux joueurs de frapper plus vite et de donner plus de lift à leurs balles... et, en retour, plus ils donnent de lift à leur balle, plus il est difficile de la frapper parce que la marge d’erreur est plus grande. Le lift envoie la balle plus haut au-dessus du filet, lui fait décrire une angle plus aigu et la fait retomber plus vite du côté de l’adversaire (au lieu de la faire planer).

 

Le principe de base ici, c’est que les raquettes en composite permettent de faire des lifts, qui à leur tour permettent des coups de fond de court bien plus rapides et plus puissants qu’il y a 20 ans — il n’est pas rare, de nos jours, de voir des joueurs pros arracher un bout de terrain et l’envoyer voler dans les airs par la force de leurs coups, ce que, au bon vieux temps, on ne voyait que chez Jimmy Connors.

 

Connors, d’ailleurs, n’était pas le père du jeu puissant en fond de court. Il frappait extrêmement fort depuis la ligne de fond, il est vrai, mais ses balles étaient droites, sans effet et devaient raser le filet. Bjorn Borg n’était pas non plus un vrai grand joueur de fond de court. Borg et Connors jouaient tous les deux des versions très particulières de tennis en fond de court qui ont évolué pour devenir un contrepoids face au plus classique service-volée, qui lui-même a dominé le tennis masculin pendant des dizaines d’années et dont McEnroe faisait la plus belle démonstration. Vous savez sûrement déjà tout ça, et vous savez peut-être aussi que McEnroe a détrôné Borg pour ensuite plus ou moins régner sur le tennis masculin jusqu’à l’apparition, vers le milieu des années 1980, des raquettes composites modernes et d’Ivan Lendl, qui jouait avec une forme précurseure de composite et fut le véritable fondateur du tennis de fond de court.

 

Ivan Lendl a été le premier pro à construire ses coups et ses tactiques autour des spécificités des raquettes composites. Son but était de gagner les points depuis la ligne de fond de court, soit grâce aux passings, soit grâce à des points gagnants directs. Sa meilleure arme, c’était les coups de fond de court, surtout en coup droit, qu’il pouvait frapper à une vitesse incroyable grâce à tout l’effet qu’il mettait dans sa balle. Le mélange de vitesse et d’effet a aussi permis à Lendl de faire quelque chose qui s’est avéré crucial dans l’avancée du jeu de fond de court. Il pouvait donner à ses balles un angle extraordinaire tout en les frappant fort, principalement en raison de la vitesse à laquelle un gros effet fait retomber la balle sans nécessiter de grands gestes. Avec le recul, ça a changé toute la dynamique du tennis agressif. Pendant des années, c’était l’angle qui rendait le jeu service-volée si létal. Plus on est près du filet, plus le champ est ouvert du côté de l’adversaire — l’avantage de la volée était qu’on pouvait frapper des balles qui seraient parties n’importe où depuis le milieu ou le fond de court. Mais un effet sur un coup de fond de court, s’il est très marqué, peut envoyer une balle suffisamment rapide et courte pour exploiter divers angles. Surtout si l’effet que vous faites reprend une balle relativement courte — plus la balle est courte, plus il y a de possibilités d’angles. La vitesse, le lift et les angles agressifs frappés depuis la ligne, et hop, voilà le jeu de fond de court.

 

Ce n’est pas qu’Ivan Lendl était un joueur immortellement bon. Il a simplement été le premier pro à démontrer ce que les gros lifts et la force brute peuvent accomplir depuis la ligne de fond de court. Et, plus important, qu’il était possible de reproduire l’exploit, tout comme les raquettes composite. Passé un certain seuil de talent physique et d’entraînement, la forme athlétique, l’agressivité, une force et un conditionnement supérieurs étaient de mise. En résulte (si l’on omet diverses complications et sous-spécialités) le tennis professionnel des vingt dernières années : des joueurs toujours plus gros, plus fort, plus musclé générant une vitesse et un lift sans précédent, essayant de forcer des balles courtes ou faibles qu’ils peuvent expédier.

 

Une statistique qui illustre cela : quand Lleyton Hewitt a battu David Nalbandian lors de la finale de Wimbledon en 2002, il n’y a eu aucun point marqué sur un service-volée.

 

Le jeu de fond de court puissant n’est pas ennuyeux — certainement pas comparé aux vieux services-volée de deux secondes ou à l’ennui du jeu de fond de court par usure. Mais il est un peu statique et limité ; ce n’est pas, comme l’ont redouté les experts pendant des années, la fin de l’évolution du tennis. Le joueur qui a prouvé ça, c’est Roger Federer. Et il l’a montré, pour le tennis moderne, de l’intérieur.

 

C’est de l’intérieur qui est important : c’est ce qu’une description purement neurale laisse de côté. Et c’est pour ça qu’il ne faut pas se méprendre sur des attributions sexy comme le toucher et la subtilité. Avec Federer, ce n’est pas l’un ou l’autre. Le Suisse est tout aussi rapide dans ses coups de fond de court que Lendl et Agassi, il quitte le sol quand il frappe et il peut frapper plus fort que Nadal. En réalité, ce qui est bizarre, ce qui est faux dans le panneau de Wimbledon, c’est son ton général douloureux. La subtilité, le toucher et la finesse ne sont pas morts dans l’ère du fond de court. En effet il s’agit, toujours, en 2006, de l’ère du jeu de fond de court : Roger Federer est un joueur de fond de court de première classe. Seulement ce n’est pas tout ce qu’il est. Il y a aussi son intelligence, son anticipation occulte, son sens du terrain, son habileté à lire et manipuler ses adversaires, à mélanger les effets et les vitesses, à égarer et à déguiser, à utiliser sa clairvoyance tactique, sa vision périphérique et sa gamme kinesthésique en lieu et place d’une simple vitesse apprise par coeur. Tout ceci a exposé les limites et les possibilités du tennis masculin tel qu’on le joue aujourd’hui.

 

Tout ceci a l’air bien pompeux et bien mignon, évidemment, mais comprenez bien qu’avec cet homme, ce n’est ni pompeux ni abstrait. Ou mignon. De la même manière emphatique, empirique, dominatrice que Lendl conduisait ses propres leçons, Roger Federer montre que la vitesse et la force du jeu professionnel d’aujourd’hui ne sont que son squelette, pas sa chair. Il a, au sens figuré comme au sens propre, ré-incarné le tennis masculin, et, pour la première fois depuis des années, le futur du jeu est imprévisible. Vous auriez dû voir, sur les terrains extérieurs le ballet bigarré qu’a été le tournoi Wimbledon Junior cette année. Reprises de volée et effets variés, services trompeurs, coups de poker planifiées trois coups en avance — tout cela en plus des grognements et des coups de raquettes retentissants habituels. Il est impossible, bien sûr, de savoir s’il se trouvait là un Federer en devenir. Le génie n’est pas reproductible. L’inspiration, en revanche, est contagieuse et multiforme — et rien que voir, de près, la puissance et l’agressivité devenues vulnérabilité et beauté, c’est se sentir inspiré et (d’une manière futile et mortelle) réconcilié.

 

Correction

27 août 2006

 

Un article de PLAY Magazine datant de dimanche dernier au sujet du joueur de tennis Roger Federer faisait référence de manière incomplète à un point entre Federer et Andre Agassi en 2005 pendant la finale de l’US Open et décrivait de manière incorrecte la position d’Agassi sur le dernier coup du point. Il y a eu un échange de coups de fond de court au milieu du point qui n’a pas été décrit. Agassi est resté au fond du terrain sur le dernier coup de Federer ; il n’est pas monté au filet.