L’angoisse du travail à abattre — et jusqu’à des mails ou des textos pour des amis ! — me plonge malgré tout dans la procrastination. Plus je dois me mettre au turbin, plus je laisse tout mon temps se perdre. Je n’ai rien fait d’autre aujourd’hui qu’une sieste et me planter devant le dernier épisode, sans aucune importance, de Black Mirror.

Puis la soirée chez L., moins triste qu’attendue. Discussions sur le coronavirus et le viol.

Mal de dos qui empire. Cantonné jusqu’à présent aux épaules — quelque chose qui bloque entre l’articulation et l’omoplate –, la raideur s’est développée jusqu’au cou, sous les bras et autour de la colonne.

Et c’est peut-être lié, mais je dors mal. Je découvre que le sommeil ne sert qu’à l’éveil insidieux de l’inconscient. Et cela me ramène à la discussion d’hier avec A. : qu’est-ce que cela signifie donc de ne pas se souvenir de ses rêves ? Pourquoi je ne me souviens de mes rêves, au mieux, qu’une ou deux fois par an ? J’envie terriblement les rêveurs quotidiens, ceux qui savent garder la trace de leurs rêves : la joie, le confort que cela doit être, de vérifier le matin que chaque nuit est unique, pleine d’aventures effrayantes, et que des épopées s’y jouent avec constance.

Reprise de la N.A. Premiers mots depuis quoi, deux semaines ? Qu’est-ce que je fais donc de mon temps pour m’épuiser, me faire mal à faire si peu ?

Nuit trop courte, encore. Ma voix qui montre des signes de faiblesse devant les élèves. Je tire dessus en permanence, dans la classe, pour obtenir leur attention. J’essaye de faire qu’elle occupe tout l’espace, qu’elle aille jusque dans les coins, contourne les tables et les trousses, enveloppe leur corps et les soulève pour les ramener à moi — mais c’est trop lourd, bien sûr, je manque de muscle.

Autre chose : je commence à privilégier certains élèves au détriment des autres. J’accorde mon attention à ceux qui m’émeuvent, ceux qui se battent, ceux avec qui j’ai réussi tant bien que mal à établir un lien. Je deviens partial et c’est injuste. Cet après-midi, je crois bien que je n’ai fait cours qu’à cette petite poignée…

Ruy Blas au TGP. Mise en scène curieuse, classique, en costume, mais une volonté d’épure discrète. Dynamisme un brin forcé, peut-être.

Il y a aussi la magie des vieux alexandrins au théâtre. On les comprend peu individuellement, mais c’est la masse des vers qui fait le sens par le rythme insufflé.

Et puis le théâtre hugolien est aujourd’hui bien daté. L’esthétique de notre époque est soit à l’épure, soit au trop plein, et Hugo apparait aujourd’hui comme celui qui a rompu avec l’épure, mais n’est pas allé assez loin dans l’hyperbole.

Et je n’écris toujours pas. A. me l’a dit, l’autre soir : je ferai tout pour n’être pas ce type qui dit j’écris, j’ai un gros projet, mais ça fait dix ans qu’il l’a, ce gros projet. Mais voilà, j’y réfléchis et je me reconnais assez bien dans ce type.

Grosse soirée demain au Cabaret Sauvage, et je sais comment se terminent toujours ces soirées. Est-ce que j’y vais, pour rejouer les grandes scènes du passé ; est-ce que je reste assis derrière le bureau, pour me colleter ce qui résiste ? (J’allais écrire : faire mon devoir !)

Entamé Coma, de Guyotat. Comment considérer Guyotat ? Pour moi, auteur largement illisible, syntaxe insaisissable, des phrases qui coupent à travers champ. Pourtant, paradoxalement, un de mes auteurs importants. Je n’ai jamais compris grand-chose de ses livres (Tombeau, Eden, Joyeux animaux), mais j’ai très vite compris — grâce à G. aussi — qu’avec ses livres, un point de non-retour, dans la violence, avait été atteint. Et parce que Guyotat allait plus loin et plus résolument que tous les autres de son époque, il devenait nécessaire de le porter plus haut que tous les autres.

Coma est le premier livre lisible que je lis de Guyotat : j’y retrouve bizarrement quelques élans mystiques et voyageurs de Lacarrière, et toujours cette syntaxe, méchante, qui ne se laisse pas caresser. Et je ne sais toujours pas dire à l’heure actuelle, maintenant qu’il est mort il y a deux ou trois semaines, si Guyotat est un auteur que j’ai manqué, ou s’il m’a nourri contre mon gré.