Dans ce film (Le Barrage) on fait le geste d’enduir. Des maisons en torchis, des briques, d’étranges colonnes votives ; on enduit les corps d’huile sainte, on étale partout la matière comme sur un visage qu’on chérit.


Matin don de sang. À mesure que se remplit la poche plastifiée, sentir la fatigue monter, la flemme de tout, cet état même d’abrutissement léger qui m’empoigne au quotidien plusieurs fois par jour. En conclure que c’est le sang qui me manque, en général.

Puis un dialogue forcé, dont il ne restera rien dans quelques mois. Pour autant, je suis bien sûr maintenant de travailler à quelque chose.


Deux refus pour les deux textes prévus pour Obi. Je suis ratatiné.


A. à la Cité des Arts, dans cet espèce d’appartement témoin pour artiste, où il est impossible de distinguer ce qui est de l’oeuvre, ce qui est du quotidien – c’est la même chose ? Peut-être pas. Je demande : « je peux m’asseoir ici, ou c’est l’oeuvre ? » – J’oublie de parler de Giono.


Quand la troisième saison de Twin Peaks est sortie, en 2017 je crois, je me suis jeté dessus, et j’ai arrêté très vite. Je n’y retrouvais pas le soap charmant des deux premières saisons, mais seulement le grand délire lynchéen, que je peux certes me farcir sur les deux heures d’un film (car ce délire est l’un des plus étranges et fascinants qu’on puisse éprouver au cinéma), mais pas en série sur dix-huit.

Depuis, j’ai revu les deux premières saisons avec B., et je viens de redonner une chance à la troisième. Je revois mon jugement : essentiel. Le soap a disparu en partie, mais l’intrigue n’est pas comme il m’avait semblé à l’époque, une succession d’images mentales imbitables. Ce n’est pas imbitable, c’est mystérieux, jamais gratuit, jamais incompréhensible, et d’une beauté stupéfiante ; c’est le prolongement artiste, d’une grande intelligence, de la vieille série. Tout ce qui manquait.

Le vieux Twin Peaks était un paradis perdu, fantasme des valeurs américaines qui, désynchronisées de la mondialisation galopante, proposaient aux habitants une vie simple, claire et honnête. Une version humble, à hauteur d’homme, de l’american way. À l’époque, le mal était déjà là, grondant sous la croûte des choses, mais on pouvait le circonscrire – d’ailleurs le FBI était sur le coup. Vingt-cinq ans plus tard, le vieux village de Twin Peaks n’a plus rien d’une enclave idéale. Le mal a forcé la croûte des choses et s’est étendu partout, à l’air libre. Le village s’est décentré, n’est plus au centre de l’intrigue, et il a commencé de pourrir ; on y rencontre des crèves-la-dalle, des rednecks alcolos, des caravanes défoncées sur des terrains vagues, des camés en perdition. C’est l’Amérique réelle, il faut la voir, c’est peut-être tout l’Occident, rongé par cela même qui le fonde. Quant à Dougie/Dale, dont la catatonie inspire la bonté, il est le seul qui ait encore une chance de réparer ce déséquilibre cosmique (disons) qui pourrit le monde. Le café et la tarte aux cerises, ces vieilles madeleines, le protègent de tous les maux. L’inutilité même de sa présence règle les problèmes, comme s’il suffisait, avec la plus grande idiotie, de laisser faire et simplement d’encourager les forces archaïques qui régissent les montagnes.


Juste quelques secondes au-dessus des crêtes ennuagées, contraste saisissant, impeccable entre le foncé des sapins et le gris minéral des pierres et du ciel. Juste quelques secondes parfaitement silencieuses, avant que s’affiche le titre en caractères verts fluo d’un autre âge, Twin Peaks, et simultanément les premières notes du thème d’Angelo Badalamenti. Ces vingt premières secondes du générique de la saison 3 sont, en ce moment, les vingt plus réconfortantes qu’il me soit donné d’éprouver.