Tôt le matin, la brume a envahi toute la vallée et ne nous a plus quittés, depuis les hauteurs de Gavarnie jusqu’après Luz. Apparition fantomatique, vers 10h, tandis que nous marchions dans la lande silencieuse, de deux chevaux surgissant au galop de l’épaisseur gris clair.

Pluie en fin de journée en descendant sur Luz. Humeur maussade et quelques agacements puérils. Avons planté la tente à l’entrée d’un champ, puis passons la soirée dans un vieux lavoir où nous avons pu nous nettoyer — heureusement, il reste du vin !

En marchant — grâce à la marche ! –, j’ai trouvé une autre fin pour la N.A., moins convenue, moins facile. J’aimerais avoir le matériel pour écrire, ce soir.

Le journal de Juliette Drouet est excellent. Puisque c’est une pièce rapportée — la star, c’est son compagnon — , elle s’immisce mieux que quiconque dans les histoires de village. Comment la duchesse de Berry a entrepris l’ascension du col de Sarradet — on y était !, on imagine ! — et comment une de ses suivantes y a laissé sa vie, à cause de « son courage et sa curiosité »..

On apprend également comment Drouet surnommait Hugo : « Toto ».

En entamant l’ascension du col de Madamète, avons croisé un grand nombre de traileurs, hybrides de randonneurs vénères et de fondeurs en rupture de ban. Br., qui est un traileur, et moi, nous interrogeons sur la différence terminologique entre la randonnée et le trail. J’avance la prémisse : le trail est une course, donc une performance ; la randonnée est une longue promenade et n’impose pas la performance.

Et ce n’est peut-être pas enfoncer une porte ouverte que dire cela, car le trail qui se développe aujourd’hui semble n’être rien d’autre qu’une randonnée ardue assortie de performance.

À voir tous ces gens équipés de bâtons en carbone, couverts de la tête aux pieds de fibres synthétiques et de chaussures innovantes et fluos — ceux-ci sont maintenant plus nombreux que les randonneurs anciens avec godillots de montagne et sacs surchargés –, je vois que l’aventure à la montagne est elle-même une performance, génératrice de trace .gpx, de segments Strava et de carte de chaleur.

Et si, pour moi, la rando est une épreuve physique, par laquelle je recherche une forme d’épanouissement aussi dans la douleur et la fatigue, elle n’en est pas pour autant une performance. Je soumets mon corps à un régime ataraxique, puisque l’épreuve soustrait et que la performance ajoute.

Tout l’après-midi sous l’orage et les trombes d’eau. Enfants, quand nous allions à Saint-Lary, le col du Portet était l’endroit du froid et du blizzard. Quinze ans plus tard, rien n’a changé. Je ne crois pas que le col ait un jour connu un franc ciel bleu et un vent nul.

Pour nous remettre de l’orage, qui a sérieusement entamé notre moral, sommes allés à Vielle Aure boire des bières. Ce matin, gueule de bois inappropriée. Mes genoux sifflent, mes chevilles craquent et mon odeur attire les bouquetins.

J’ai 31 ans. Entre deux bières, Br. m’enjoignait à faire des projets de vie. Je ne sais pas lui dire que je ne sais pas ce que c’est.

Les paysages. Je ne sais plus décrire les paysages. Peut-être parce que je ne veux plus. De puis une semaine, je vois les paysages parmi les plus impressionnants de ma vie, mais je suis privé de l’influx nécéssaire pour former les phrases qui les représentent. Comment dire la brume, l’humidité gazeuse qui surgit depuis les cols ? Quels mots choisir pour exprimer le morcellement des montagnes, qui s’effritent siècle après siècle en tombants faramineux ?

Décrire autrement le paysage, pour dire de lui ce qui n’est pas visible sur la photo ou dans le film. Faire du paysage littéraire un lieu unique, où la correspondance entre la réalité et sa représentation n’aurait plus la platitude de l’évidence. (Robbe-Grillet, quoi.)

Pour la soirée, tandis que la brume tombait sur les vallons pastoraux — superbes bosses douces et gorgées d’eau, cette sérénité teintée d’amertume –, avons trouvé refuge dans une cabane de berger, en compagnie de deux autres randonneurs et d’une famille montagnarde.

Dernière journée pleine. Demain, nous arriverons déjà à Luchon. Impression que nous avons trouvé notre rythme de marche. Nous pourrions continuer ainsi, exactement ainsi, durant 10, 20 ou 30 jours, et même des mois et des mois.

Bivouac sur les rives du lac Saussat, à 1h de marche du lac d’Ôo. Avons tenté l’ascension du Spijeol, à 3000 mètres, mais nous avons renoncé en raison de la brume qui nous encerclait en tombant sur le cirque. Elle venait si vite, et elle était si épaisse, que je croyais pouvoir en prélever un morceau pour le ramener dans mon sac.

Ces deux derniers jours, avons fait connaissance avec R., professeur d’histoire des arts à la fac de Toulouse. Br. semble l’apprécier, mais moi il m’agace avec ses grands airs et ses sentences.

R. me raconte que durant son voyage — il suit comme nous le GR10 –, il a rencontré un marin breton de 26 ans, travaillant sur l’Hermione, qui se déplaçait seul dans la montagne muni seulement d’un plan grossier qu’il s’était dessiné et qu’il avait plastifié. C’était aussi un fin lettré, qui avait englouti tous les journaux de Cook et de Bougainville. Je le vois, ce type, marcher sans objectif dans les montagnes, le nez au vent, plus roots que tous les roots, et en sachant déjà plus sur le monde que moi et les plupart de mes semblables. Un personnage de roman.