Ce qui distingue un bon texte d’un texte inutile ne tient peut-être, la plupart du temps, qu’en un paramètre magique proche de l’alchimie. Ce qui fait que ça tient ou que ça ne tient pas, à mon niveau de petit faiseur, ce n’est pas la maîtrise de la narration ou le son de la langue, mais ce paramètre alchimique, insaisissable — qu’on peut aussi appeler chance.

Racheté un paquet de clopes. Ça couvait depuis des semaines. Toujours pareil: je construis lentement, je me contrains, et pour mon bon plaisir j’envoie tout valdinguer d’un coup de tête.

Les tensions sont à leur maximum. L’estomac est dur comme un galet. J’ai des pointes dans le dos et les épaules. Pourtant, la tête demeure d’une sérénité à toute épreuve. On dirait que je sais ce que je fais — bien sûr, je mens.

Ma tristesse n’est pas vive, elle est diffuse, présente par petites touches. Je pourrais même croire, si je ne ressentais pas de temps en temps une attaque de nerfs, que la rupture ne me fait ni chaud ni froid. C’est tous mes sens, mes sentiments qui sont émoussés comme la lame d’un vieux canif.

M. a essayé de me dessiner, mais n’y a pas réussi.

Salammbô. Ce livre me fascine. En dix pages, hier, deux fois le verbe barbouiller. Salammbô est tout un barbouillage fantomatique d’or et de boue. Comment mieux dire l’action des barbares sur la République décadente qu’avec barbouiller?

Les nerfs au bord des lèvres. J’ai menacé le petit A. de le passer par la fenêtre. Un rien me met hors de moi. Le soir, une vague de tristesse sauvage, coutumière, déferle. Celle qui me fait acheter une bouteille pour me l’enfiler en quelques heures, et rien à foutre. Comme s’il n’y avait que par la biture sèche que je pouvais évacuer la frustration accumulée ces derniers jours. Et la sensation, délicieuse après les premiers verres, d’être absolument moi-même dans cet état de détresse.

Impossible donc d’écrire quoi que ce soit. Lire, en revanche — Salammbô ! — c’est encore possible. Dans la nuit, j’ai fichu à la poubelle les quatre ou cinq feuillets inachevés dédiés à Thessalonique, puisque j’écrivais dans le vide.

C’est une époque merdique — et je pensais être armé, moi, pour me tenir hors de la grande confusion. Mais à l’évidence, non. Pour mes sixièmes, je bricole (une fois de plus) une séquence sur les grands récits de la création du monde. Les manuels ne proposent que des textes issus de la Genèse, parfois de l’Hindouisme ou du Bouddhisme, mais jamais du Coran. Depuis trente minutes, je me pose la question suivante : ai-je bien le droit de proposer à mes élèves une sourate qui commence par : « comment pouvez-vous ne pas croire en Dieu / Il vous a donné la vie / Alors que vous n’existiez pas. » Je voyais déjà le ministre derrière mon dos, frappant mon crâne avec une baguette de bois, me reprochant de fabriquer du fanatique. Toute leur communication stupide m’atteint. Je ne sais plus ce qu’il faut faire. Ils ont gagné.

Sur Google, quand je tape « peut-on étudier… », on me propose « peut-on étudier le mouvement d’une balle de fusil en la considérant comme un point?» Ça pourrait-être un vers ou le titre d’un roman américain. Je lève la tête et j’observe, dans la pénombre, le grand cargo de béton qui navigue derrière mes fenêtres. Je tente d’y repérer un éclat de chevrotine qui ne serait plus qu’un point.