À ce jour, l’écart entre le journal papier et sa version furtive est de 29 jours. C’est un écart insatisfaisant. Les événements relatés sont encore trop proches du réel, ils manquent de souplesse et ne se laissent pas manipuler. Si l’écart était de 45 ou 60 jours, là je serais protégé du vacarme, et son écho serait assez vivace pour être encore utile.
Assisté au cours de S. ce matin. Comme moi, elle a des sixièmes. Mais par son calme, sa présence rigolote et sa voix maternelle, elle les rassure et leur montre la direction à suivre, qui est sans risque. J’ai noté : « en entrant dans la classe, les élèves pénètrent comme dans un conte de fées ». Un univers à part, à l’abri du tumulte du monde, où les personnages de papier prennent vie. Je mesure la distance, faramineuse, qu’il me reste à accomplir pour devenir même pas un bon prof, seulement un vrai.
Je me suis longtemps appuyé sur le désir, l’énergie de transmettre. Est-ce vraiment suffisant ? Est-ce que ce qui me manque, je peux l’apprendre ? Peut-être que dans trois, quatre ans, mes cours seront toujours ce tumulte de confusion, ce tonnerre d’ordres et de contre-ordres, d’élèves insécures, malgré le désir et l’énergie. Ai-je seulement ce qu’il faut en moi pour être un vrai prof?
Dans le train pour Nantes. Cinquante minutes de retard à cause du « heurte » d’un train avec un sanglier.
Dans Les Naufragés, verbatim de Francis. « J’ai l’impression que les gens — toute la société autour de moi — savent des choses que je ne sais pas. De toute façon, cette société, je crois que je ne la comprendrai jamais. On me l’a déjà dit cent fois : « ne cherche pas à comprendre ». D’ailleurs on dit : bienheureux qui a compris qu’il n’y avait rien à comprendre. De toute façon, je ne comprendrai jamais, je crois. Je comprendrai peut-être le jour où j’aurai vraiment compris intérieurement ce qui m’arrive. Je ne comprendrai que le jour où je me serai compris moi-même. À ce moment-là, je comprendrai au bout d’une grande confusion que je ne suis pas dans le monde. Que c’est le monde qui est en moi.»
À Saint-Nazaire, au loin, distinguons les chantiers navals. Tant d’espace. Le littoral est infini, scandé par les grues étroites. Entre les dunes arborées, deux paquebots sur lesquels on s’affaire. Ils rompent, s’imposent, dévorent tout espace. Dans quelques mois, des mamies manucurées y joueront aux machines à sous. Tension entre la noblesse de l’ingénierie navale et la répugnance des navires qu’ils produisent.
Revoyons l’Abécédaire de Deleuze pour la énième fois. Je dis, sur le ton de la blague mais pas trop : ce type, c’est mon Jean-Sol Partre. Interrogation avec M. sur la période artistique pauvre que nous vivrions aujourd’hui — mais Deleuze disait cela il y a déjà plus de vingt-cinq ans. Bien sûr, tous les mécanismes socioculturels sont en place pour amenuiser la création, aujourd’hui plus que jamais. Mais cela suffit-il pour affirmer que rien de ce qui se fait aujourd’hui n’aura de valeur demain ? J’apprécie l’idée de darwinisme créatif. Seules les oeuvres les plus adaptées à l’époque survivent. Pas de qualité absolue, seulement une faculté étonnante, parfois due au hasard, ou à une forme de prescience, de devenir subitement lisible et de se transformer à mesure.
Les Naufragés. Fin de la partie expérience, début de la théorie. Contre ce que j’ai naïvement pensé depuis des années, je comprends que, de toute évidence, je ne finirai jamais clochard. On ne devient pas clochard seulement à cause des événements de la vie. Il faut une conjonction de nombreux traumas alliés à un terrain social favorable — un potage d’indignités bu avec constance durant de longues années. Je m’étais pourtant toujours figuré ce danger : finir clochard. C’était sans doute con. Comme une épée de Damoclès au-dessus de ma tête, me permettant d’aiguiser mon instinct de survie. Si je prenais les plus mauvaises décisions, et qu’en même temps le hasard me faisait tomber le ciel sur le coin du crâne, voilà ce qui pourrait m’arriver. — Mais c’est faux. Je suis déterminé pour être du bon côté de la société, je n’en changerai pas.
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