On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve — c’est con mais ça me fascine.

Je regardais la Loire et A. se foutait de ma gueule. Je me répétais l’évidence : l’eau qu’on a sous les yeux, un dixième de seconde plus tard elle est partie et ne reviendra jamais. Car c’est une autre eau qui a pris sa place, semblable en tous points, mais qui n’est pas la même. Cette magie là est presque éternelle. Suffisant pour le rêve, non ?

Course à pied, vingt bornes dans les vignes de Touraine avec B.

Impression que chaque inspiration, chaque pas arraché à Saint-Denis est une invite contre la déréliction. Ici les sternes chassent et je respire.

Parlons photo avec A. Je n’y connais rien mais je prends un ton docte, assuré, pour dire de grandes banalités révolutionnaires.

Lisant L’Homme heureux, j’apprends que l’ancien directeur de la NSA, Michael Hayden, a un jour admis à la presse : « we kill people based on metadata ». Je ne sais pas ce que cela signifie exactement, mais ça me dit au moins que je vis dans un monde terrifiant, qui m’échappe en totalité.

Perec avait donc raison, via A. — ou peut-être même que c’est A. qui avait raison via Perec (je ne saurai jamais) : à la fin on ne rêverait plus que pour écrire les rêves.

Depuis que je me pose la question du rêve et que je m’attache à les transcrire, je rêve de manière plus structurée, plus claire et plus solide. Surtout, je m’en souviens davantage. Mais il faut encore avoir le cran de s’extirper du sommeil, pour mettre en forme l’amas bizarre qui a surgi.

Soirée de vendredi soir. Avons fait la connaissance d’E. et d’I. Soirée étrange et impromptue, vraiment amicale, avec ceux qui étaient encore des étrangers quelques heures plus tôt. Beaucoup de whisky. Des gens d’une grande culture, assez parfaits — allez, de vrais bobos ! — mais qui semblent avoir fait voeu de ne considérer en chacun que la meilleure part. L’un est artisan, l’autre ingé son pour la musique classique. Avons promis de revenir pour jouer au billard français.

Pas grand-chose. Je perds l’habitude de noter ce qu’il faut.

Nouvelle méthodologie d’écriture, inspirée justement de ce double journal. D’abord manuscrite, sur une feuille de papier blanc, avec le même plume que pour le journal, puis saisie des feuillets, quelques heures plus tard, sur l’ordinateur. Ainsi je reste concentré sur l’écrit ; je ne suis pas tenté, en permanence, d’aller voir sur les réseaux ce qui s’y passe — car il s’y passe, à mille morts près, la même chose qu’hier. Sur la feuille de papier, quand il n’y a rien d’autre sur le bureau, une phrase n’appelle que l’autre phrase, qui vient plus aisément.

Presque de l’exaltation, en ce moment, pour la N.A. De l’enthousiasme à tout le moins. Et j’ai appris deux choses à ce sujet, qui sont tout à fait contradictoires :

  • s’en méfier comme de la peste, car c’est elle qui nous coupe du lecteur.
  • essentiel d’en profiter, car bien sûr que dans une semaine, deux, trois maximum, tout sera redevenu âpre, désagréable, chaque mot écrit avec la langue contre du papier de verre.

Pour le reste je me maintiens, mais la lumière éclatante des derniers jours est partie. Il y a dans le ciel un chaos qui ne cesse pas de nous tomber dessus. J’écoute Nicolas Jaar sur les conseils d’A., Space is only noise, qui est fait du ciel d’aujourd’hui.

Soirée de fin de promo. Je pensais : peut-être la dernière fois que je vais les revoir. Je ne crois pas avoir vécu à l’Espe ce que m’en disent ceux qui y sont passés avant moi. D’un point de vue scénaristique, ces deux années seraient une astuce de narration pour lier deux scénarii bien distincts.

Mais pendant que nous étions fin saouls, j’ai regretté le peu d’empressement que j’avais mis à nouer des liens. Les quatre ou cinq d’hier auraient pu devenir des amis. Fumer la pipe sur le balcon ; les rougeurs inattendues sur les mains de J.

Samedi matin, après les rhums arrangés, nous écoutions Fast Car. Des années que je n’avais pas écouté cette chanson. Aux premières notes, c’est toute une époque qui est revenue. Sensations extrêmement précises, agréables, avec M. à Rennes, quand nous étions encore très gamins.

L’alcool, la fatigue, m’ont donné la sensation que j’écoutais la chanson ultime. Celle qui devrait être mise à l’abri si, de toute l’histoire de l’humanité, nous devions ne conserver qu’une seule chanson. Voilà, j’ai cru que j’étais passé à côté de la vérité de la musique, et que ce n’était pas Monk, Chopin ou Dylan, mais tout bêtement la voix de Tracy Chapman prononçant des choses comme : « speed so fast i felt i was drunk ».

Je la réécoute ce matin, pour vérifier. La musique rend stupide car elle donne le sentiment, fallacieux, de l’éternité. (Des lambeaux de jeunesse, mon présent qui ne vit plus que pour eux). Et pourquoi tout le monde n’éprouverait pas l’éternité en écoutant Fast Car, une dernière fois avant que ça s’en aille ?