Reçu un poème de Jacques Jouet, que je ne crois pas avoir déjà rencontré. C’est écrit en allemand, pour le Planetäres Poetisches Projekt. Le soir, A. m’explique – je me doutais bien qu’il y était pour quelque chose : c’est un projet (planétaire, donc) d’envoyer un poème à chaque personne vivant sur cette Terre à raison d’un par jour. – et puis subitement, Jouet a décidé d’écrire en allemand.

À la deuxième bière, A. me surprend : « tu es plus optimiste que d’habitude ». Alors, ensuite, je multiplie les efforts pour forcer le trait de noirceur, afin qu’il n’oublie pas que c’est bien moi, en face.

 

La nuit arrose le trottoir

arrose la chaussée

mouille le trottoir

un homme le fait avec une voiture-machine.

 

La nuit ne travaille pas

n’est pas belle

ne demande pas beaucoup de travail non plus.

On dit tellement de bêtises.

(Jacques Jouet)


Quand B. me demande ce que je lis, je me rends compte que j’ai toujours lu Le Mythe de Sisyphe à différents moments de ma vie – à chaque fois, en vérité, que le monde m’apparaît trop épais, insensé. L’homme qui a le sentiment du monde épais, Camus dit que c’est l’homme absurde. Je suis (nous sommes) un homme absurde. Celui qui sait que l’absurde est irréductible à un raisonnement logique, mais qui ne peut renoncer à comprendre – sous peine de mort. Et ça m’aide, à chaque fois, de me rappeler ces petites choses.

Un jour plus tard, j’en trouve comme un écho dans le journal de Jérôme Orsoni : « il ne s’agit pas d’échapper à la réalité, mais de la pénétrer jusqu’à se métamorphoser ».


Commencé d’écrire une nouvelle en reniant un à un les principes auxquels je me conforme habituellement. Vie sexuelle et sentimentale d’un jeune Parisien un peu con, style relâché, multiplication d’adverbes, progression narrative commandée par le dialogue, etc. Je crois que j’apprécie beaucoup cette capacité de caméléonage : investir quoique sans grâce tous les registres et toutes les langues.


Au réveil, gueule bois et sensation – à éprouver par la suite – que nous sommes en partie changés. Au ciel, une ouate très douce qui épouserait seulement nos têtes.


Au travail, constatons tous que nous avons passé une mauvaise nuit. C’est toujours pareil, les veilles de rentrée. R. dit que ce n’est pas du stress. J. et moi sommes d’accord. Ce que nous voulons dire, c’est qu’avant de dormir, c’est là. C’est là, autour de nous, ça traine dans les recoins notre cervelle. Les voix, les murs, les lumières, la peinture caillée, le moteur de la photocopieuse à sept heures, le goût métallique du putain de senseo, tout ce qu’il faudrait faire qu’on ne fera pas – tout, absolument toute la situation.


Câble d’acier solidement tressé, froideur irréfutable, qui parcourt l’étendue de la Terre plusieurs fois de suite au long de ses milliers de kilomètres. On ne voit plus le câble car nous y sommes habitués ; pourtant il passe juste sous nos lits, nos caniveaux, nos chaises, nos chaussettes.

Parfois, un homme mal intentionné saisit le câble à une extrémité – le lieu où les extrémités se trouvent est tenu secret – et le branche à une dynamo. Quand il se met à pédaler, le monde entier tressaille.


Affaire Saint-Fiacre. Au-delà du fait, incontestable, que c’est un excellent bouquin, et que comme toujours l’intrigue n’est que le judas ouvrant un monde – ici, décrépitude d’une petite noblesse de province en faillite – ; au-delà du fait également que le personnage de Maigret soit à peine commissaire, à peine homme, seulement présence vaguement menaçante auprès de laquelle la parole se libère ; à part cela, ce sont plutôt les conditions d’écriture du livre qui m’intéressent  : en une quinzaine de jours c’était plié, m’apprend wiki. En un mois, Simenon pouvait écrire plusieurs romans. Il me donne l’impression d’écrire comme on boit une grande pinte, avec gourmandise et habitude. Je suppose qu’il fonctionnait essentiellement par images – il avait son image en tête – château des Saint-Fiacre, le comte en costume, le régisseur bourru, le secrétaire glabre – puis se contentait de dérouler l’image, exactement comme on laisse la bière couler au fond du gosier. Cette écriture entièrement relaxée des contraintes de style, de formes et de narration – le monsieur ne se souciait guère du nombre de points d’exclamation –, qu’on fait avec d’amples ronds de poignet, c’est ce qui me fait le plus envie ces derniers temps.