Pour un texte en préparation, je regarde depuis quelques jours des vidéos de MMA (Mixed Martial arts). Sur youtube, quand on tape MMA, il n’y en a presque que pour lui : Khabib Nurmagomedov, poids léger, invaincu en 29 combats. Compilations de K.O., d’étranglements, de soumissions, de ces terribles ground and pound , ainsi qu’un grand nombre de ses 29 combats entiers. J’ai presque tout vu. La MMA, j’imaginais deux bourrins s’échangeant des beignes jusqu’à ce que l’un tombe à demi mort. Avec Nurmagomedov, c’est un peu plus subtil.

D’abord, on remarque son visage. Rond et sage, calme en toute circonstance (sauf à la fin du combat contre Mc Gregor – mais rien à voir avec ce qui m’intéresse). Dans l’octogone, Nurmagomedov est un stratège. Il faut voir son visage en plein effort : impassible comme un joueur d’échecs, il calcule des variantes de prises, de techniques, pour estimer laquelle lui laissera la meilleure chance de gain. J’aime sa tête taurine, son buste droit, son cou durant les soumissions, élastique qui fouaille à l’intérieur. Au premier coup d’oeil, on comprend qu’il combat exactement tel qu’il est, avec tout ce qui le précède. Avant de combattre, il entre dans l’arène vêtu d’un chapeau traditionnel caucasien, la papakha, pour dire la fierté d’où il vient. Enfance au Daguestan, profonde foi religieuse (d’où, récemment, une sortie de route désolante à propos de Samuel Paty), expert de divers arts martiaux dont le judo, père entraineur de lutte au plus haut niveau. À ceux qui le regardent, Khabib laisse rêver son histoire.

Moi, j’imagine un gamin pas plus puissant que les autres, lancé sur les tatamis dès le plus jeune âge, acquérant une technique irréprochable. Puis, très vite, les capacités sont là et le désir d’en découdre. Son père l’initie au sambo, discipline de lutte soviétique. Il y brille et devient champion du monde. Ensuite, montrer au monde quels athlètes impeccables on forme là-bas, dans ces républiques fédérales. Enfin, choisir la MMA pour l’exposition médiatique, mettre le nom de sa famille et sa culture de la lutte en haut de l’affiche.

À cet égard, le combat contre Trujillo est révélateur. L’Américain entre dans l’arène en matamore, capuche enfoncée jusqu’aux yeux et muscles hyperboliques. Au tour de Khabib, la différence est flagrante : s’il y a bien cette papakha pour seule fantaisie, c’est par ailleurs un athlète que l’on découvre. Pas d’outrance, aucune proclamation. Il entre calmement, visualisant son combat, répétant sa stratégie. Et tandis que l’adversaire fait le guignol, et qu’on déroule une bannière le long de la cage pour montrer ses sponsors – où on peut lire son surnom : Abel Killa Trujillo… –, Khabib achève son échauffement avec de petites courses rapides. Khabib est un athlète, les autres sont de gros types musclés.

Il puise moins sa technique dans le combat de rue que dans la lutte ou le pancrace ; son art véritable est au sol, pendant ces intenses moments de soumission où les lutteurs entrent dans un temps ralenti ; les yeux dans le vague, la bouche bée, le visage étrangement serein tandis que l’un cherche à passer sa jambe autour du cou pour une clef d’étranglement, l’adversaire ressemble à un enfant paisible. Difficile d’imaginer là la force mise en oeuvre, et ce qu’il faut d’instinct, allié à une technique très sûre, pour mener à bien la soumission ou s’en délivrer. Khabib, invariablement, est au-dessus. Il initie la soumission et domine physiquement l’adversaire qui, alors, ressemble toujours – toujours – à cet enfant paisible. Il manoeuvre lentement, ses prises sont scientifiques, précises au millimètre, épuisant sa proie. Avec lui, il n’y a jamais aucun suspense.

On dit souvent, à raison, que la MMA est une discipline sans élégance et sans Histoire, une machine à entertainment destinée à générer des millions de vues, faisant la fortune de promoteurs qui capitalisent sur l’idée (fantasmée) d’un combat total et sans règles. Pour ce que j’en sais, la MMA est en effet un vrai truc de con. Mais Khabib propose autre chose. À rebours du spectacle de fric et de violence décervelée, il s’élève en champion par ses performances inégalées, par son style académique et implacable, et surtout parce qu’en combattant, il transmet un peu de ce qu’il est, un peu de son histoire à ceux qui le regardent.