Rancière – Pour ne pas le perdre, je paraphrase ce raisonnement lu à l’instant. Rancière signale que les enfants apprennent d’abord à parler sans professeur. Puis, au bout d’un certain stade de leur développement, on leur assigne un maître, chargé de leur expliquer les choses. Or, dit Rancière, le fait que l’enfant a appris à parler seul montre qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer quelque chose à quelqu’un afin qu’il accède à la connaissance. L’explication – et l’explicateur avec elle – ne sert qu’à structurer une vision du monde divisée entre savants et ignorants. « C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel. » Et puis : « il faut renverser la logique du système explicateur ».


Fablemans. Spielberg pourrait raconter l’histoire d’un employé de banque achetant de la mousse à raser à Walmart et saurait la rendre passionnante. Je n’ai pas non plus souvenir d’un Spielberg complètement mauvais. Il peut agacer, à la rigueur, à cause de ce que nous appelons « grosses ficelles américaines », mais dans son cas, cela signifie surtout empathie, et la sienne est si juste, si précisément orientée, que ça ne m’embête pas du tout qu’il fasse ses films depuis le sommet de la hiérarchie hollywoodienne.

J’écris tous les jours en profitant des vacances, mais si lentement que cela m’exaspère. Je vois bien comme, durant ces périodes de temps large, je prends le pli d’écrire, et je râlerai dans une semaine quand il faudra s’en déprendre.


Les premières pages du Maître ignorant ont ceci de bouleversant qu’en un rien de temps elles remettent en cause toutes nos intuitions sur les moyens d’accéder à la connaissance. Et peu importe, au fond, si je ne crois pas totalement à l’expérience de Jacotot – ces étudiants qui apprennent le français grâce seulement à une traduction de Télémaque –, ce qui importe c’est l’existence d’un système explicateur dont je suis par ma profession l’un des représentants.

En lisant, je pensais à ma première année d’UPE2A où, finalement, je me suis sans doute approché sans le vouloir de l’expérience de Jacotot. J’étais un maître ignorant, en quelque sorte, puisque je n’avais aucune idée de comment faire apprendre le français à de jeunes enfants allophones. Tout ce que j’ai fait, c’était d’indiquer aux élèves où se trouvaient les outils pour apprendre, et encourager surtout leur volonté.

Il me semble que l’expérience de Jacotot n’apporte toutefois aucune réponse à mes problèmes quotidiens. Du jour au lendemain, je pourrais cesser d’expliquer la grammaire à A. ou K., puis les aiguiller vers tel ou tel bouquin, qu’ils m’écriraient toujours des « elles on renduent des livre » et ne progresseraient pas davantage. Si l’explication, pour eux, ne changerait rien à l’affaire, ce n’est peut-être pas tant car l’explication est aussi l’indice d’une domination, que parce que la volonté d’acquérir ces connaissances leur fait défaut, ainsi que le travail à engager pour y accéder.

Pour mes UPE2A, apprendre la langue était une question de survie. Pour les autres, A. ou K., c’est une question futile et ennuyeuse de bonne ou de mauvaise note – alors, Jacotot ou pas, explication ou non, rien ne changera tant que je ne saurai pas presser en eux le ressort du désir.