Il y a ce truc avec quelques élèves. Une fraction importante de ceux qui ne bitent rien à rien et passent quatre années au collège à souffrir sept heures par jour, cette fraction-là a une fascination pour le gant, juste un seul. Ils enfilent leur gant en cours et observent leur main dans le gant, caressent la matière, éprouvent la différence de préhension en repliant les doigts. M. fait ça souvent cette année, avec son gant nike gris ; l’année dernière c’était O. et M., et l’année d’avant je me souviens de N. Et quand je vois dans les couloirs un élève que je ne connais pas, mais qui ne porte qu’un seul gant, je le répertorie : un paumé. Je ne sais pas bien ce qui les fascine quand ils portent leur gant (est-ce qu’ils justifient leur difficulté à écrire ? Montrent-ils ainsi, symboliquement, leur différence, leur réversibilité – un coup je suis élève car j’écris sans gant, un coup je ne le suis pas car j’ai mon gant ?) – reste que le gant est un objet essentiel pour entrer dans la poétique du paumé.


Hier 23h30 heure de Paris, proposition pour un poste au Guatemala, et 24h pour l’accepter. Aujourd’hui minuit pile, j’envoie le mail pour accepter. Quand même.


Mal dormi Guatemala. L’idée simple, mais robuste, que c’est le moment l’emporte sur le reste. Porte entrouverte, pied dedans.

À la télé, on disserte sur le macronisme. On rappelle que dans un vieil entretien, Macron confiait : « j’ai appris l’odeur des fleurs dans les livres. Ma grand-mère me lisait Giono dans mon lit. » Sur le plateau, une politiste quelconque observe : « ça en dit long sur son rapport au réel. » Mais combien sommes-nous encore à avoir appris l’odeur des fleurs ailleurs que dans les livres ? C’est un vieux soupçon platonicien, je crois, que de reprocher à la littérature de nous couper du réel par volonté de le réinventer. Nous lisons des romans et désirons devenir personnages de roman, pour agir comme tels ; par conséquent nous grandissons avec l’espoir secret que notre monde sera celui d’un livre. C’est pour cette raison précisément qu’il nous est si difficile d’habiter le réel. Il faut élire des gens qui savent l’odeur vraie des fleurs.


Demande de détachement envoyée, dernière étape. C’est étrange : depuis mardi la décision, je ne pense pas m’être trompé. Le vertige est passé, Guatemala est rationnel.


Ce qui est dommage après tout, c’est que je quitte un poste où je commence enfin à me sentir capable. Je comprends mieux mon travail, je sais ce qu’il faut faire avec les élèves et mes états d’âme, j’ai trouvé comment délimiter ma tâche. Cette année par exemple, je ne suis sorti, par colère devant les élèves, que trois ou quatre fois de mon costume de professeur. L’année dernière, c’était vingt. Au mois de septembre, si le départ est confirmé, ce sera un autre habitus qu’il faudra acquérir : comment leur parler, aux enfants de la classe dominante guatémaltèque ? Comment les pousser vers là où ça frotte ? Comment revêtir, une fois de plus, un uniforme qui n’est pas taillé pour moi ?


Au café, Malika Kadri m’interrompt pour me raconter son histoire. On a fait un film sur elle dans les années 80 où elle déclame ses poèmes et raconte sa vie d’immigrée à la première personne. À présent, elle est un peu perdue : elle ne connaît pas internet et les mails, ne comprend plus très bien le métro, me montre de vieux courriers qu’on lui a adressés en 1986. Ce film, M comme Malika, elle n’en touche aucun droit, bien qu’il soit toujours exploité. Elle voudrait faire valoir ses droits – pas pour les sous, me dit-elle, mais symboliquement. Qu’on reconnaisse son travail. Après brève recherche, je l’oriente vers le service d’aide juridique gratuit de la scam, mais il faut prendre rendez-vous, écrire des mails, réunir une documentation, et je vois bien qu’elle n’en est pas capable.

Dans le film, quarante ans plus tôt, Malika est de ces femmes dynamiques et touche-à-tout, solaires, de celles qui ont le don de dire et faire en même temps, et de faire parce que c’est dit. À présent, elle continue de réciter ses poèmes au café du coin, là où je l’ai rencontrée pour la première fois il y a deux ans. Elle apprécie qu’on lui donne une pièce quand elle a terminé, puis repart, tranquillement, avec dans le sac à dos tous les papiers qui désignent son existence : vieux cv de comédienne, examens médicaux, revues de presse, lettres de la scam et de la sgdl attestant je-ne-sais-quoi. Toute la journée elle garde ça à portée de main, pour être bien sûre que c’était elle, Malika, et que c’est toujours elle, au café, qui me parle.