J’aurais pu tuer quelqu’un tout à l’heure, ou bien moi-même. Pour sortir du lycée et rentrer vers la Ciudad, il y a un demi-tour un peu tricky à faire en travers de la route, au milieu du trafic. Tout à l’heure, il y avait moins de monde que d’habitude – et puis je m’enorgueillis de plus en plus de rouler comme un vrai chapín, c’est-à-dire au millimètre près. Je fais mon demi-tour, peut-être moins vigilant que d’habitude, et vrai que j’ai peut-être oublié le cligno, quand j’entends un coup de klaxon – coup d’urgence de surprise et de peur – puis vois une bagnole à ma gauche qui m’évite de justesse en braquant complètement, et qui manque de s’encastrer dans une autre bagnole qui venait en sens inverse.

S’il ne m’avait pas évité, il m’aurait percuté, côté conducteur, à 70 ou 80 km/h.

Après quelques secondes de stupeur, je suis allé le voir – il s’était immobilisé au milieu de la route, prostré dans sa bagnole, avec le trafic dense et rapide qui continuait de s’écouler autour de nous. Ses mains tremblaient posées sur ses genoux, il ne disait rien, regardait droit devant lui, tétanisé. Je n’ai rien pu dire d’autre que lo siento mucho, je l’ai répété cinq ou six fois, et puis je suis parti. Environ, ça s’est joué à cinquante centimètres.


Toute la semaine, B. à Antigua pour des cours d’espagnol. Pendant ce temps, j’ai réussi à ne pas trop me répandre. J’y suis allé ce matin pour la récupérer et passer la journée là-bas. C’était le Festival des Fleurs – des fleurs partout sur les façades des maisons, sur les fontaines et les statues, jusque sur les chicken bus. Mais monde fou et trafic infernal : Antigua est à quarante kilomètres de la Ciudad, et c’était trois heures aller, trois heures retour, et trois heures sur place au milieu des selfies.


Je cherche un prof d’espagnol qui ne me ferait pas cours, un qui saurait boire des bières en masse, comme en France, et qui accepterait mon éternel bégaiement avant de prononcer le moindre mot, toutes mes insupportables approximations – ser ou estar, et putain comment ça se conjugue déjà au subjonctif – car le subjonctif, parfois, sert à donner des ordres, à dire le futur, et tout un tas d’autres choses mais si connes que c'est impossible à retenir. Je cherche donc un Guatémaltèque de la Ciudad, juste pour discuter (charlar), patiemment (car il aurait une patience infinie), et à la fin je le paierais une centaine de quetzals un peu comme un gigolo (car ce serait un gigolo de langage).


Je n’écris rien depuis des semaines, pourtant des bribes, des segments ou circonvolutions reviennent, le soir surtout, au moment de dormir. C’est le signe qu’il faudrait bien s’y remettre pour s’échauffer un peu, et évaluer ce qui dans l’intervalle des deux vies, la parisienne et la guatémaltèque, a été gagné ou perdu.


Temps pour rien. Vie tournée essentiellement vers l’enseignement ; je ne pense à rien d’autre de mes journées et m’échappe seulement quelques minutes le soir – écrire juste pour dire ; idée d’ouvrir l’ordi et d’y couler quelques phrases juste pour dire. Faire cours m’épuise au-delà de mon raisonnable.


Quelques verres au 14 Grados. Pour Obi, le mystère reste entier. Rien d’autre. Parfois la vie guatémaltèque est terne comme la française.


Je demande aux secondes une synthèse sur le lyrisme, et J. me fait une de ces phrases ampoulées à rallonge, dans laquelle il place, par orgueil et plaisir, les mots postmoderne, rationalité, obédience, etc. Je le rabroue gentiment – mais c’est quoi, à ton avis, la postmodernité ? – , mais il me rappelle moi au même âge, mêmes phrases vides, pleines de syllabes brûlantes, mêmes concepts gigantesques que je rêvais de savoir manier – et que je feignais de, avec une efficacité relative. Peut-être que je pourrais lui faire gagner du temps, quelques années, à ce gamin, en lui faisant comprendre que les grands mots le sont seulement quand on les porte à l’estomac.