Car en effet quand on a lu et digéré la plus grande part de l’oeuvre, c’est-à-dire imparfaitement et comme on peut, comment penser encore à des mots, phrases et personnages qui ne soient pas ceux de Faulkner, caricature ou pâle imitation ? (Car observons en passant qu’il est aussi l’un des moins difficiles à imiter parmi les grands de la littérature mondiale)

Je vérifie dans mon journal : ces trois derniers mois, je n’ai lu que du et sur Faulkner, en prévision de cette série d’articles, mais surtout pour en finir avec mes appréhensions Faulkner : celles qui me font trop mauvais lecteur pour comprendre ; qui peinent à décider l’engeance d’Absalon, ne savent pas mettre un semblant d’ordre dans le nombre des romans ; qui se demandent, surtout – mais c’est d’abord Sartre, je crois, dans Situation 1 – comment ce mauvais poète anachronique du fond du Mississippi a-t-il pu devenir la poigne puissante grâce à laquelle chante un monde défait ? Sartoris : « Sa voix avait la tranquille fierté des étendards dans la poussière»

Et je mentirais si je disais que maintenant je n’en sais toujours rien. J’ai mis de l’ordre dans l’oeuvre et compris certaines causes objectives de son illisibilité, de sorte qu’à présent je l’accueille – et si, même au début, je l’avais appréciée pour l’effet d’étrangeté qu’elle me produisait (mon côté tordu), je suis plus heureux quand je la retrouve à présent, car j’ai idée de ce qu’elle travaille et pourquoi.

Et bien sûr qu’il nous est impossible (nous : tous les comme moi) de ne pas nous identifier à cette trajectoire en queue de comète ; comprendre que cela s’est joué contre la peur du ridicule avec ce qu’il faut d’assurance inconsciente, et la chance aussi de la bonne idée au bon moment. Pour le cas de Faulkner, nulle autre prédestination littéraire qu’un illustre grand-père ayant écrit un seul roman oublié, du haut de son aristocratie guerrière. Aucun encouragement au métier, seuls le travail, la chance et le talent – pour ce dernier, inimaginable.

Alors que faire après Faulkner ? Souvent le relire pour ne pas oublier, car il est si aisé de le réduire comme je l’avais fait à un style, à un geste narratif, tandis même que la diversité et l’imprévisibilité en sont aussi les constantes. Cependant, nécessité en même temps de s’en détacher avec violence, car son Sud n’est pas le mien et l’oeuvre n’appelle aucune transposition. Je crois qu’en écrivant, il faudrait toujours imaginer Faulkner dans la même pièce, en pépé debout raide près du mur avec sa canne, jetant des coups d’oeil discrets et sournois au travail en train de se faire, le Faulkner précisément d’après le Nobel, celui qui a consenti enfin à parler de son oeuvre, moins pour la défendre ou s’en expliquer que pour la faire rayonner, car il accepte désormais, avec un sens tout sudiste des responsabilités, les obligations afférentes aux honneurs ; ce Faulkner-là, un peu au-dessus à présent : point cardinal de mon ciel.