À ce niveau-là, elle ne ressent plus le coeur et n’a plus vraiment de mains ni de pieds, presque aveugle, la tête entrée dans les épaules et la chaleur concentrée dans le nombril, enfin, dans le silence d’un courant d’air qui s’imagine, elle oublie les concurrentes voûtées à côté d’elle qui partagent son état. Durant ces instants d’effacement à elle-même, Fanny n’est qu’une oreille dans l’attente du coup de feu.

Réaction – comment la vibration d’un tympan transformée en signal électrique atteint-elle le cerveau à cette vitesse faramineuse, puis se transforme à son tour en signal moteur renvoyé le long des nerfs jusqu’aux quadriceps, ischios, fibulaires, épaules, biceps, grands droits – pas un muscle y échappant –, donnant l’ordre de puissantes contractions dynamiques, synchrones et cadencées ? Lorsque l’onde du starter s’engouffre à la vitesse de cent mètres par secondes dans le corps de Fanny, elle est un astre le temps de quelques centièmes sans fin, et le courant électrique file sur l’autoroute vide de ses nerfs. À présent, l’existence de Fanny est fruste : un seul schéma électromécanique dont l’activité se mesure en joule et watt, et dont la fonction est de s’arracher à la pesanteur des blocs par une augmentation brutale, violente de l’énergie cinétique.

Enfin elle relève la tête, ouvre les yeux, revient à elle. Les choses du bonheur et de la douleur, de la victoire et de la lutte, le complexe emmêlé des affects et des perceptions, se réarment. Son premier réflexe, fixer cet endroit de la piste situé à l’extérieur du deuxième tiers du virage, qui lui donnera l’illusion de la ligne droite. Désormais, elle se rappelle combien elle est puissante. Elle sent le rebond sauvage de la piste sous ses pas et la griffure des pointes, la résistance de l’air, le tressaillement des nattes repliées contre son crâne, les collisions incessantes absorbées par les articulations sanglées de tissus mous. Le compte mental des foulées lui indique son allure. Mais il faut lutter encore pour relever tout à fait le buste, il est temps, atteindre sa vitesse nominale à la sortie du virage. Autour de Fanny, flottant en couleurs criardes, les autres athlètes sont des spectres encore inconsistants. Pourtant, mètre après mètre, une idée gagne du terrain à l’unisson des foulées, celle qui la transporte depuis sa naissance, encodée dès l’origine dans les noyaux cellulaires et exacerbée par la somme faramineuse des heures d’entrainement : il faut les vaincre.

C’est là. Après cent cinquante mètres, presque à mi-course, deux ou trois secondes avant que surviennent les premières douleurs d’acide lactique dans les muscles, toute une existence tendue tirée concentrée vers ce moment bref où le sprinte devient la posture la plus achevée du corps humain ; où s’impose le sentiment exaltant, orgueilleux de son propre machinisme ; et Fanny s’enivre de toute la perfection de la machine qu’est son corps lancé à toute allure et dont elle contrôle l’ensemble des paramètres. Rien ne lui échappe. Le gainage du bassin, l’extension de la hanche, le relâchement partiel des trapèzes et le souffle qui vient sans effort, et le coeur jouant sa partition serrée de basson avec le souffle. C’est durant ce moment bref – un seul dans une course, le meilleur – que Fanny en dehors d’elle-même contemple la machine à peine qui touche le sol, et convertit avec une facilité magique l’énergie d’écrasement verticale en vitesse horizontale. Jouissance en circuit fermé, qu’elle sécrète pour améliorer encore la posture du bassin, la fréquence, la longueur de la foulée, le port de tête, cette lutte aisée contre la gravité qui prolonge la jouissance, l’augmente et ainsi de suite, interdisant à jamais – pense-t-on – l’irruption terrifiante de l’épuisement.

Et comment expliquer la raison pour laquelle, quelque part à l’insertion d’un muscle ischio-jambier droit, à l’instant d’un appui semblable à tout autre, quelques fibres musculaires de la cuisse en tension maximale se déchirent, d’abord sur moins d’un millimètre – tout à son extase Fanny ne sent rien – puis dès le second appui, sur trois ou quatre – petite pointe négligeable – et dès le quatrième la douleur comme un éclair zébrant la jambe et la raidissant instantanément ? Alors la belle mécanique psychomotrice est brisée, déséquilibrée, la machine à produire de l’élan subitement stoppe, et la force d’inertie la piège. Jambe trop faible et vitesse encore élevée, la cheville s’affaisse ; l’énergie verticale n’est plus traduite en vitesse horizontale et c’est tout le corps, auparavant droit comme un i, fier et souverain, qui perd consistance et se répand comme une béchamel dans l’air. Fanny est confuse : tandis qu’elle perd l’équilibre, son esprit n’a pas lâché la course. Elle voit très nettement les autres athlètes jusqu’aux détails de leurs ongles, comme si la douleur lui restituait le piqué du monde. Elles sont à deux ou trois foulées devant et Fanny conserve, pour une fraction de seconde, cette idée naïve de revenir à leur niveau par un effort phénoménal, par exemple de rétablissement du centre de gravité sur un seul appui, puis sur un second de remise en ordre de marche de toute la machine, afin de coiffer au poteau ces concurrentes qui scandaleusement l’effacent.

En même temps un autre mécanisme s’active, c’est la procédure la plus primitive : douleur et ce qu’elle oblige, fonctionnement en mode dégradé, protection accrue des zones vitales. Fanny aimerait ignorer l’alarme qui la bouleverse, mais dans cette fraction de seconde où elle se sent chuter, le corps s’organise contre elle. Elle voudrait ne pas céder à la douleur, poursuivre la course enchantée, mais ses bras ne cherchent pas à compenser le déficit de vitesse en tirant le plus fort possible vers l’arrière. Au contraire, ils s’étendent loin devant, plient du coude, paumes ouvertes vers le sol qui vient à toute allure. Elle hurle. C’est la douleur, un peu, la honte et la surprise, mais la rage surtout d’être destituée d’elle-même.

Elle n’a pas achevé son cri quand les paumes touchent le tartan les premières, protègent le menton et dans le même mouvement, par l’action conjointe du coude et de l’avant-bras, orientent le corps sur le côté en présentant l’épaule et la hanche plutôt que la poitrine. C’est terminé. Le cerveau baigné d’endorphines contradictoires, Fanny lève la tête et distingue les athlètes longilignes, inaccessibles, loin devant, aux prises. Comme elles sont splendides, comme leur puissance lui manque déjà, comme c’était elle-même trois secondes plus tôt. La bouche sèche et le souffle court, car il n’y a que le coeur qui n’a pas encore compris la défaite, Fanny comprend enfin que hors de la piste il y a un monde, avec des gradins, des baraques à frites, un speaker hurlant d’une voix de centaure le nom de celle qui vire en tête à l’approche du dernier virage, et des hommes sur les gradins qui ne courent pas et qui la voient. Tous l’observent les mains devant la bouche ; elle n’est plus en tenue de course mais à moitié nue, ridicule, râle encore. Un homme muni d’une mallette de premiers secours marche vers elle à pas pressés, évacuation car elle n’a plus rien à faire ici.