Trois jours à écrire, quatre à faire cours, rythme idéal peut-être. Soirée chez M. dans sa maison quasi californienne sur les hauteurs de la Ciudad.
Je ne comprenais pas pour quelle raison, outre l’envie bien compréhensible de se dégourdir les pattes, les élèves me demandaient sans cesse la permission d’aller aux toilettes pour se moucher. Hier soir, M. m’a expliqué : en Amérique Centrale, il est culturellement honteux de se moucher en public. Moi, je ne leur accordais jamais la permission, et je m’agaçais en leur disant qu’ils devaient penser à amener leurs (putains de) mouchoirs – à présent je comprends que c’était aussi con que de leur dire, pour le cas d’une envie pressante : bah non, t’as qu’à pisser dans la corbeille.
Un collègue m’expliquait l’autre jour qu’il est impossible de comprendre le fonctionnement des institutions guatémaltèques, cette superposition absurde d’institutions vides aux noms ronflants, car elles sont justement pensées pour être dysfonctionnelles et incompréhensibles. Mais ce soir, les manifestants bloquent les grands axes routiers (je ne pourrai peut-être pas me rendre au travail demain) – et ce qui est de plus en plus clair, c’est qu’un coup d’état se prépare, institutionnel, par invalidation grossière des dernières élections présidentielles. Arévalo, le président élu, est rentré en catastrophe de son voyage au Mexique, et Giammattei (le président sortant, instigateur, ou du moins spectateur compréhensif du golpe) se borne à répéter (je crois) que la justice fait son travail.
Je comprends le rythme et les semaines ressemblent à une apnée du lundi au jeudi, et trois jours du vendredi au dimanche pour m’en remettre. Le temps pour écrire, c’est quelque part entre, un espace à se faire.
Salle des profs, irruption de la proviseure : des parents parlent de fermer le lycée cause blocage des carreteras par les manifestants. W. demande si le lycée prévoit de s’exprimer à propos du golpe – « nous ne faisons pas de politique ».
Je ne sais toujours pas lire en espagnol, ou plutôt, je dois me concentrer tellement que je n’y prends pas le moindre plaisir. Alors, depuis quelques jours, j’essaye de transformer la lecture en travail, et pour la première fois de ma vie je traduis. C’est un livre pour enfants de Laura Arévalo, El mes del viento, tout simple. Chaque jour, je traduis un ou deux paragraphes, j’y mesure les distances entre les langues, je compare les usages – ces subtilités sémantiques du passé composé et du passé simple me rendent fou. J’imagine que c’est lorsque j’aurai traduit assez que je pourrai lire vraiment.
Attaque du Hamas contre Israël, des centaines de morts ; cadavres et mutilations à la Une des grands journaux – preuve que quelque chose s’est brisé aussi dans notre rapport aux images.
Ici, à intervalles réguliers, tous les jours on entend des détonations et on ne sait jamais s’il s’agit de feux d’artifice ou de coups de feu. Parce que tous les jours, annoncé par la Prensa Libre, il y a le lot des règlements de compte et la litanie des cadavres, quand ce ne sont pas des glissements de terrain ou des inondations meurtriers – et s’affichent en tête des articles des images issues de téléphones portables montrant des flics et des ambulanciers atterrés, des couvertures au sol et des chiffres insensés coupés du réels : 48, 7, 23, 5, etc, fallecidos, heridos, mueren, etc.
Et nous ici, d’un côté ou de l’autre du monde, comment se fait-il que nous soyons toujours du bon côté ? Un jour le monde nous découvrira ses entrailles, et nous serons bien forcés de nous rendre compte (puisque nous n’avons pas d’excuse, nous savons depuis longtemps mais nous sommes incapables de nous rendre compte) de l’écume bouillante, des ruines et de tous les cadavres abandonnés ; un jour nous nous rendrons compte, puisque ça finira bien par basculer et par arriver à l’endroit précis où nous sommes. Un jour nous serons de l’autre côté des images et du monde.
Avons acheté notre premier livre guatémaltèque, El Lustrador, grand succès ici.
Accélération brutale du cours des événements – ou alors c’est aujourd’hui qu’ils m’arrivent dans toute leur densité ? Blocages routiers dans toute la ville, commerces fermés par peur des pillages et la junte au pouvoir qui ne cédera pas. Notre zone, la quinze, est déserte, morte, pas un bruit, pas une bagnole, car nulle part où aller en bagnole. Parfois, des véhicules ayant été forcés de faire demi-tour par les barrages circulent tous feux éteints à contresens sur Vista Hermosa. Gianmattei a parlé à la télévision, je n’ai pas compris, mais je n’ai rien manqué de ses gestes rapides et secs, de son visage gris – c’était la première fois qu’un dictateur me parlait.
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