Hier soir, une forme légère de découragement et de mais-qu’est-ce-que-je-fous-ici ? Pyrgos le soir n’est guère plus enthousiasmante que l’après-midi — des cafés boum-boum, du jeune m’as-tu-vu et les versions grecques des cagoles. Pour dormir, j’ai hésité jusque dans le hall de l’hôtel à tenter malgré tout ma chance au squat, mais quand l’instinct dit non, sans doute il faut le suivre.
Ce matin le moral était revenu, à l’attaque, et les vieilles pierres d’Olympie qui m’entourent à présent le rehaussent davantage.
Je ne pensais pas écrire cela un jour, n’ayant pas l’habitude intellectuelle du surplomb ni n’étant particulièrement hellénisant, mais j’éprouve un vertige sincère à me tenir debout cerné par les vestiges. Le site archéologique est presque désert à cette heure et je sens peser, au sens propre, en kilos et en tonnes, tout le poids des ruines sur mes épaules. Circulant entre les colonnes doriques, disparaissant par des failles discrètes, quelques chats miaulent, à l’affût.
C’est un peu d’éternité qu’on trouve ici. Les pierres témoignent : tout n’est pas éphémère, tout n’est pas dénué de sens. Et pourtant, quelques dizaines d’hommes de mon âge disséminés dans le parc et vêtus de tee-shirts verts s’affairent sur les ruines avec un art remarquable. Il faut préserver les vestiges, à tout prix, apposer des renforts métalliques sous les porches, soutenir les colonnes qui ploient, les murs, sans rien gâcher de la vue. La préservation du patrimoine est un souci de tous les instants.
Je me rappelle les propos d’un de mes professeurs de géographie, j’étais encore à la fac à Lorient : figer certains lieux dans le temps, les immobiliser, c’est aussi se leurrer parfaitement. En vérité, aidé par l’action du temps, on détruit et on refait sans cesse, on rature et on réécrit sans cesse. Ce que j’ai sous les yeux aujourd’hui ne doit pas être un aperçu, conservé dans le formol, d’un état des choses d’il y a trois mille ans, mais au contraire un lieu chargé des trois mille années d’histoire qui se sont succédé jusqu’à moi, ici, ce dimanche, assis sur un banc au pied du Cronion. Voilà le vertige.
Dans la rue commerçante, grande joie, j’aperçois une librairie et galerie d’art française au nom évocateur : Galerie Orphée — l’autre Grèce. C’est peut-être le seul endroit du Péloponnèse où je pourrais me procurer la traduction Jaccottet de l’Odyssée. Mais, au lieu de trouver un libraire francophile et binoclard, féru autant de Cavafi que d’Artaud, je tombe sur deux vieux mâchouillant leur cigarillo devant un match de foot. Ils ne parlent pas un mot de français, et lorsque j’explique que je cherche une traduction de l’Odyssée, mon affaire semble les concerner encore moins que si j’avais demandé une revue auto-moto. L’un des deux types annone sans trop se fouler qu’il n’a pas ça en rayon, mais je jette tout de même un oeil aux étagères, des fois que. Je note qu’un Balzac édition de poche, d’occasion, c’est vendu 15 euros ici. Et puis l’Olympiakos marque un but, et ça pue le cigarillo.
« Je me rappelle la fameuse phrase de Friedrich Schlegel au début du XIXème: “ les trois plus grandes tendances de notre époque sont la Révolution française, Wilhelm Meister de Goethe et Wissenschaftslehre de Fichte.” Un immense événement historique mis sur le même plan que deux oeuvres de la culture : voilà ce qu’est l’Europe (l’Europe des temps modernes), le lieu qui se distingue par la place prédominante qu’il réserve à la culture (c’est à dire, pour éviter les malentendus causés par différentes significations de ce mot, à la pensée et aux oeuvres d’art). Imaginons que, dans les années soixante-dix, quelqu’un eût dit : les plus grandes tendances de notre époque sont la décolonisation, l’oeuvre de Fellini et la critique de la technique de Heidegger. L’idée, me semble-t-il, serait pleinement justifiable ; pourtant, à cette époque, personne ne l’aurait prononcée : elle ne correspondait plus à l’esprit du temps et à la place réservée alors à la culture.
Aujourd’hui, une phrase de ce genre me paraît totalement impossible, imprononçable ; on ne voit nulle part une oeuvre de culture qu’on mettrait sur le même niveau que (par exemple) la disparition du Communisme. Comment est-ce possible ? Les oeuvres de cette grandeur n’existent plus ? Ou bien elles existent et on ne les voit pas ? Ou bien on ne veut pas les voir ? Difficile de répondre.
Une chose me paraît évidente : l’Europe où la phrase de Schelgel a été possible et naturelle, cette Europe nous a quittés. Son départ vers le néant s’est passé devant nos yeux.»
Milan Kundera : « Ma passion pour la culture de la France », Milan Kundera, La revue des deux mondes, 1994
Kundera est l’un des rares de son temps à posséder l’évidence des choses simples. L’article à présent est daté et je ne souscris pas à la suite du propos (la Culture française avec un Cul majuscule) ; cependant, le début de l’article me paraît tristement d’actualité — comme un symbole, le président d’un club de foot vient, devant mes yeux, à la télé du bar où je suis installé, de menacer un arbitre avec son arme. En Europe, quelque chose comme le néant, oui.
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