On le sait, Faulkner jeune se rêvait poète mais a eu la décence de ne pas poursuivre. On sait aussi ce qu’il dit des romanciers : des poètes, puis des novellistes ratés, qui en dernier recours se lancent dans le roman. Au long de son existence, Faulkner a composé des nouvelles qui étaient essentiellement le gagne-pain lui permettant d’écrire en même temps ses romans, avant que se présentent à lui les opportunités des « mines de sel » hollywoodiennes. Toutefois, dirait-on par exercice, il n’a jamais renoncé à la forme courte, laissant derrière lui à sa mort des centaines de nouvelles qui forment le lit inépuisable de son oeuvre, préparent les romans, les approchent, les structurent ; par exemple la nouvelle L’incendiaire, qui présente en quelque sorte la scène originelle qui donnera naissance au Hameau, et donne assez d’élan à la famille Snopes pour infiltrer tout le comté.

Pour comprendre la maturation souterraine de l’oeuvre, jusqu’au climax immédiat des neuf romans qui couvrent la décennie prodigieuse, il faut lire les nouvelles de jeunesse, par exemple celles qu’il a fait publier dans les journaux lors de son séjour à La Nouvelle-Orléans. Il y a un plaisir réel, un contentement moqueur et soulagé, pour le lecteur qui s’est tapé plusieurs fois la tête contre les pages d’Absalon, de constater qu’en sa jeunesse Faulkner pouvait être comme nous tous (mais pas toujours) : tour à tour plat ou (excessivement) verbeux, pas dans le ton, grotesque ou paresseux.

« Le soir, semblable à une nonne chaussée de silence, à une fille se coulant le long d’un mur à la rencontre de son amant… Comme l’haleine de vaches repues, le crépuscule agite les lilas et secoue les lances des fleurs, il sonne le carillon silencieux des jacinthes qui fugacement rêvent de Lesbos, et il murmure dans les pâles frondaisons des palmes. »

Bien sûr, comme nous tous à la vingtaine, Faulkner cherchait sa voix en imitant celle des autres. De toute évidence, celle des poètes symbolistes ne convenait pas ; pas plus que celle, distanciée, ironique à l’oeuvre dans Moustiques, son deuxième roman, singeant les subtils et insignifiants dandy lettrés de son temps. Il y a quelque chose d’émouvant à lire ses nouvelles dans l’ordre chronologique de leur parution : Faulkner y revêt des masques, des voix, les essaye sans se cacher, sans crainte du ridicule mais sans résultat probant, puis, quand vient l’heure du Bruit et la fureur, enfin, les remise décidément.

Je l’ai dit, l’oeuvre prend forme avec Sartoris, pour la fondation du comté, et Le Bruit et la fureur, pour cette révélation instinctive qu'il lui faut désormais résoudre la dichotomie millénaire de l’expérience et de l'expression ; et plus exactement entre ces deux livres, à l’endroit même de l’idée qui autorise Le Bruit et la fureur. Mais ne pas oublier que cette formation en deux temps et demi est elle-même permise par les tâtonnements maladroits des années de formations ; car il fallait développer assez de puissance pour accompagner l’inertie gigantesque de ce qui advenait.

Dans une lettre à W. Beck, Faulkner déclare : « j’ai décidé que, quand on a quelque chose à d’important à dire, ce quelque chose sait mieux que moi comment cela doit être dit, et qu’il vaut mieux le dire mal que pas du tout ». Après la parution de ces deux romans, Faulkner donne l’impression de s’être installé à califourchon sur la météorite de ce qu’il a d’important à dire. La mire réglée, il fonce. Sept autres romans suivront jusqu’en 1940, au rythme effréné d’un par an environ, tous ou presque majeurs. Deux seulement ne seront pas situés à Yoknapatawpha, Pylône et Si je t’oublie, Jérusalem. On peut marquer la fin de la décennie prodigieuse par la publication du Hameau(1940), d’une part parce qu’ensuite le rythme ralentit – le roman suivant, L’Intrus, ne viendra que huit ans plus tard – d’autre part et surtout car Le Hameau installe une nouvelle famille, antagoniste à celle des Compson et Sartoris : les Snopes. Ces nouveaux capitalistes, travailleurs sans foi ni loi, préfigurent la défaite morale et économique des vieilles familles au regard de l’histoire et des valeurs du comté.

Pour décrire les forces qui travaillent l’oeuvre, Maurice-Edgar Coindreau propose de les réduire à ses deux grandes familles : le sartorisme, force en déclin, conservatrice, et le snopisme, force ascendante représentant la classe victorieuse des nouveaux entrepreneurs. D’ailleurs, si Glissant propose que la fondation du comté est impossible, c’est parce que les Snopes y surviennent. Dès qu’ils commencent leur entrisme au Domaine du français, l’affaire est entendue : Yoknapatawpha ne peut pas, ne peut plus tenir. Le premier mouvement de l’oeuvre, déflagratoire, s’achève par la venue des Snopes, et le second s’initie à sa suite pour le clore.

Jusqu’à la fin de sa vie, avec d’infinies précautions, Faulkner fera progresser le mouvement de désagrégation de son oeuvre (de son comté) qu’est la trilogie des Snopes, qu’il achèvera en 1959 avec Le Domaine. Ensuite, un dernier livre en forme de rire les joues gonflées, Les Larrons – celui-là sans doute moins anecdotique qu’il n’y paraît – puis il pourra chevaucher une dernière fois un cheval et s’en aller.

Je ne pourrais pas conclure mieux ces réflexions synthétiques sur cette si singulière – et instructive pour notre périple à tous – décennie prodigieuse, qu’en redonnant une dernière fois la parole à celui qui était si avare de mots quand ils ne devaient pas noircir une page. Dans un court et intriguant essai autobiographique intitulé Mississippi, on trouve : « et je méditai sur la vie et sur la mort, me demandant si j’avais inventé le monde auquel je devais donner vie ou si c’est ce monde qui m’avait inventé, me donnant l’illusion de sa grandeur… »