Je relis ces jours-ci Le Bruit et la fureur, quatrième fois, pour autant que je m’en souvienne. Avec le temps, le livre est devenu comme un bois passé au papier de verre. Le texte m’apparaît plus net, plus précis. Des zones d’ombre demeurent, mais les motifs saillent et le grand Qui-est-qui des personnages faulknériens devient un jeu enfin gagnable. Avec un peu de mauvaise foi, en retranchant toutes les heures confuses où j’ai été plongé dedans, j’affirmerais presque que le bouquin n’est pas aussi ardu qu’on le dit.

J’y reviens autant pour rafraichir ma mémoire en prévision de ces billets – j’avais tout oublié de la rencontre étrange, tragicomique entre Quentin et la fillette italienne, dans ce quartier déshérité en bordure de Charles River – que pour me confronter, à présent que je suis mieux outillé en Faulkner, au mystère de cette « décennie prodigieuse » (l’expression est de François Pitavy) : en onze ans, de 1929 à 1940, Faulkner a écrit ses plus grands romans, parfois un ou deux par ans, dans une fièvre créatrice impossible à se figurer.

Et forcément l’oeuvre, programmatique à bien des égards, qui ouvre cette décennie est le Bruit et la fureur.

Si je ne parviens pas à m’en imaginer la fièvre, c’est justement parce qu’elle déjoue les représentations qu’on peut s’en faire. À l’heure du Bruit et la fureur, Faulkner a trente ans, et bien qu’il ne le sache pas encore, pour lui tout commence. Pour écrire les sept ou huit romans qui constitueront l’essentiel de son oeuvre, il ne s’est pas enfermé des mois durant dans son bureau, lui consacrant toute son énergie et sacrifiant le reste de son existence. Au contraire, la décennie prodigieuse est aussi celle d’un certain éparpillement, où Faulkner élargit ses horizons : un mariage (raté), le compagnonnage avec Hollywood, invitations à de prestigieuses conventions littéraires, achat de Rowan Oak, grande bâtisse qu’il retape à Oxford, et, plus tard, d’une ferme non loin de là. En même temps qu’il faisait son oeuvre, Faulkner s’établissait une existence.

Ainsi qu’il s’en doutait, le livre ne fera pas sa renommée immédiate – et comment a-t-il même pu le faire publier, au prix quels efforts ? Plus tard, il deviendra son oeuvre totem, celui qui sur son seul nom suffit à identifier l’auteur. Faulkner ? L’homme du Bruit et la fureur.

Mais ce qui paradoxalement m’intéresse le plus dans le Bruit et la fureur, c’est ce qu’il y a avant lui, ou plutôt ce qu’on ne trouve pas avant lui, mais qu’on trouve après : dans Sanctuaire et surtout dans Tandis que j’agonise, second grand sommet, puis dans tous les autres.

Satoris est le roman qui précède la grande fulgurance faulknérienne. Roman mal né, charcuté par son éditeur qui trouve le manuscrit diffus et sans énergie. « L’histoire ne va nulle part et des fils pendent de partout » écrit-il à Faulkner. Celui-ci est contraint d’accepter l’amputation d’une bonne partie du livre et un resserrement de l’intrigue sur la figure du Colonel Sartoris. Plusieurs dizaines d’années plus tard, Faulkner reprendra son manuscrit, annulera les coupes sauvages de l’éditeur et le fera paraître sous le nomÉtendards dans la poussière. De quelque manière qu’on le nomme, Sartoris est un texte fondateur : le premier à mettre en scène Yoknapatawpha, ce comté fictif ressemblant comme deux gouttes d’eau à celui d’Oxford. Avec Sartoris, Faulkner s’ancre dans, et devient un écrivain du Sud. Il choisit sa matière géographique et mentale, la terre qu’il va labourer sans relâche pour le reste de sa vie. Dans Faulkner, Mississippi, Édouard, Glissant juge que la nature et l’enjeu de l’oeuvre faulknérienne est « la légitimité absolue d’une fondation du Sud », dont Sartoris pose la première pierre.

Rappeler aussi que Faulkner, bien que né à Oxford et rejeton d’une famille quelque peu illustre, vissée là depuis des générations, ne s’est pas toujours donné cette tâche. Mais ses masques de jeunesse ont jusqu’ici toujours été un peu ratés : héros de guerre et pilote intrépide (grand mensonge), poète poseur et précieux (grand échec, à peine bon à séduire les filles), écrivain cynique et dandy (aucun intérêt). C’est l’auteur et ami Sherwood Anderson, lors d’un séjour à la Nouvelle-Orléans, qui lui conseille d’en revenir au Sud, à ce qu’il connaît. Pour reprendre les mots d’Édouard Glissant, Sartoris est donc le roman de la fondation de Faulkner par Faulkner.

J’ai pensé longtemps, mais sans l’avoir lu encore, que l’oeuvre de Faulkner démarrait avec Sartoris (en oubliant les deux autres romans et un recueil de poèmes négligeables qui les précèdent), et que Le Bruit et la fureur, suivi de tous les autres, en serait la radicalisation amplifiée. Mais il n’y a qu’à ouvrir Sartoris pour comprendre que c’est faux, qu’il ne suffit pas, pour résoudre le mystère créatif de la décennie prodigieuse, d’en revenir à l’instant où Faulkner choisit d’enter son oeuvre sur le Sud.

Si peu de choses de Sartoris, en effet, appellent Le Bruit et la fureur. La narration est sage, ne raconte pas grand-chose d’autre que le quotidien d’une famille aristocratique du Sud (décalque à peine romancé de sa propre famille, les Falkner), fatiguée et meurtrie par la guerre de Sécession, et comment on ressasse sa mémoire à travers les histoires glorieuses ou moins, qu’on dit au coin du feu. Sartoris tend vers un dispositif proustien, installe un espace, Jefferson, sa banque, ses automobiles nouvelles, une atmosphère de décadence familiale – Faulkner, quoi – mais le souffle des romans suivants, qui grandit en flammes les braises de la mémoire, ce souffle-là est encore absent. Tout y est en place, déjà, mais il manque quelque chose pour que l’écriture habite l’espace en entier.

Je répète : l’émergence du génie faulknérien se situe quelque part entre ces deux livres, Sartoris et Le Bruit et la fureur, et il est de même nature que celui du Big-Bang. Comment passe-t-on du presque-néant à la lumière ? Comment passe-t-on en quelques mois de romancier négligeable à broyeur de littérature instituée ?

À mon avis, le point de départ de la décennie prodigieuse se situe juste avant la rédaction duBruit et la fureur, dans la période courte de sa maturation mentale. D’abord, une simple intuition :

« J’avais songé, déclare-t-il, qu’il serait intéressant (je souligne) d’imaginer les pensées d’un groupe d’enfants, le jour de l’enterrement de leur grand-mère dont on leur a caché la mort, leur curiosité devant l’agitation de la maison, leurs efforts pour percer le mystère, les suppositions qui leur viennent à l’esprit. Ensuite, pour corser cette étude, j’ai conçu l’idée d’un être qui serait plus qu’un enfant, un être qui, pour résoudre le problème, n’aurait même pas un cerveau normalement constitué, autrement dit un idiot. C’est ainsi que Benjy est né. »

L’intuition qui consacrera Faulkner est triviale ; trois fois rien. Des enfants qui ne comprennent pas la réalité d’un enterrement, auxquels s’ajoute la déficience mentale d’un personnage. En réalité, ce qui est en jeu, c’est déjà une attitude face au réel. Lui restituer l’incompréhensible que la littérature, au contraire, s’est justement donné pour tâche d’éclairer. Une idée anti-littéraire, en quelque sorte. C’est de là, toute triviale et simple qu’elle paraît, que va venir le grand bouleversement faulknérien dont Pierre Bergounioux, dans son stupéfiant essai Jusqu’à Faulkner, dira qu’il a changé le monde – et ce n’est pas une blague.

Je fais l’hypothèse que si Faulkner n’avait pas eu cette idée à ce moment précis de sa vie, alors il aurait écrit cent fois Sartoris, acquérant une modeste réputation de pseudo Balzac sudiste, metteur en scène honnête d’une mémoire déliquescente, puis aurait été oublié de son vivant. Reste que l’idée lui est venue, au bon moment, trouvant les conditions favorables à son développement – Benjy, et la culotte souillée de boue de la petite Caddy, juchée au haut d’un arbre.