« M. Vial m’avait donné une lettre pour un des principaux Turcs de Misitra, appelé Ibraïm-Bey. Nous mîmes pied à terre dans sa cour, et ses esclaves m’introduisirent dans la salle des étrangers ; elle était remplie de musulmans qui tous étaient comme moi des voyageurs et des hôtes d’Ibraïm. Je pris ma place sur le divan au milieu d’eux ; je suspendis comme eux mes armes au mur au-dessus de ma tête. Joseph et mon janissaire en firent autant. Personne ne me demanda qui j’étais, d’où je venais : chacun continua de dormir, de fumer ou de causer avec son voisin sans jeter les yeux sur moi.
Notre hôte arriva : on lui avait porté la lettre de M. Vial. Ibraïm, âgé d’environ soixante ans, avait la physionomie douce et ouverte. Il vint à moi, me prit affectueusement la main, me bénit, essaya de prononcer le mot bon, moitié en français, moitié en italien, et s’assit à mes côtés. Il parla en grec à Joseph ; il me fit prier de l’excuser s’il ne me recevait pas aussi bien qu’il l’aurait voulu : il avait un petit enfant malade : un figliuolo, répétait-il en italien ; et cela lui faisait tourner la tête, mi fa tornar la testa ; et il serrait son turban avec ses deux mains. Assurément, ce n’était pas la tendresse paternelle dans toute sa naïveté que j’aurais été chercher à Sparte ; et c’était un vieux Tartare qui montrait ce bon naturel sur le tombeau de ces mères qui disaient à leurs fils, en leur donnant le bouclier : htan, epi tan, avec ou dessus.
Ibraïm me quitta après quelques instants pour aller veiller son fils : il ordonna de m’apporter la pipe et le café ; mais comme l’heure de repas était passée, on ne me servit point de pilau : il m’aurait cependant fait grand plaisir, car j’étais presque à jeun depuis vingt-quatre heures. Jospeh tira de son sac un saucisson dont il avalait des morceaux à l’insu des Turcs ; il en offrait sous main au janissaire, qui détournait les yeux avec un mélange de regret et d’horreur.
Je pris mon parti : je me couchai sur le divan, dans l’angle de la salle. Une fenêtre avec une grille en roseau s’ouvrait sur la vallée de la Laconie, où la lune répandait une clarté admirable. Appuyé sur le coude, je parcourais des yeux le ciel, la vallée, les sommets brillants et sombres du Taygète, selon qu’ils étaient dans l’ombre ou la lumière. Je pouvais à peine me persuader que je respirais dans la patrie d’Hélène et de Ménélas. Je me laissais entraîner à ces réflexions que chacun peut faire, et moi plus qu’un autre, sur les vicissitudes des destinées humaines. Que de lieux avaient déjà vu mon sommeil paisible ou troublé ! Que de fois, à la clarté des mêmes étoiles, dans les forêts de l’Amérique, sur les chemins de l’Allemagne, dans les bruyères de l’Angleterre, dans les champs de l’Italie, au milieu de la mer, je m’étais livré à ces mêmes pensées touchant les agitations de la vie ! »
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Le Normant, 1811.
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