Nous les avons tous connus ces moments de lecture qui s’étendent au long d’après-midi entiers au soleil ; l’attention est ailleurs, on rêvasse le livre à la main sans le quitter des yeux. On n’est pas exactement dans le livre, mais une habitude mécanique, agréable et presque inconsciente nous fait poursuivre le travail d’exploration des lignes et des pages, que l’on tourne sans y prendre garde. C’est la phrase qui nous berce, le rythme des grands mots des livres. On lit de la même manière qu’on écoute la musique, la musique des mots devient à elle-même son propre objet et s’enroule autour de notre volonté.

Et encore. Je suis à deux doigts d’écrire que la phrase de Faulkner se suffit à elle-même, autotélique et hors du monde. Rien de plus inexact. C’est peut-être une des raisons, d’ailleurs, pour lesquelles j’ai recommencé Absalon sitôt l’avoir achevé en ayant manqué une grande part de sa richesse. La sensation aiguë mais toujours vague qu’il était le seul à engager vraiment, sans théâtre ni posture, un corps à corps avec le réel. Le réel, dans la phrase faulknérienne des grands livres, n’est pas une matière travaillée pour être préhensible. Il est à rendre tel qu’en lui-même, chaotique, tremblant, illisible, avec ses odeurs limoneuses de Mississippi et la chaleur âcre des fins de journées – « c’était un été de glycines ». Sa phrase ne remet pas en ordre la réalité des choses – le sage ordonnancement qu’on trouve dans les livres – elle la présente dans sa nudité terrible.

Avec Absalon – soleil de fin d’été en banlieue parisienne – je me laissais prendre au magma du réel tel que donné par Faulkner. Puisque ne pas comprendre est la condition même d’accès au livre, je m’élevais au-dessus du sens pour m’ouvrir au rythme. Il ne me semble pas que Faulkner ait beaucoup évoqué la musique dans ses entretiens, et il est clair qu’elle tient une place négligeable parmi les thèmes de son oeuvre. Pourtant, la structure de certains livres, ou l’allongement progressif de la phrase à partir du Bruit et la Fureur, ont partie liée de manière très nette avec la musique. Dans Si je t’oublie, Jérusalem, deux récits sans rapport l’un avec l’autre se répondent subrepticement, en un contrepoint musical. Le Bruit et la fureur– c’est maintenant connu mais Faulkner devait l’ignorer – se construit selon un principe symphonique, avec reprise de thèmes joués moderato ou allegro. Quant à la phrase – je mets de côté pour un moment la question de la traduction –, je la perçois essentiellement comme un orchestre de percussions, de la grosse caisse au triangle jusqu’aux maracas. Avec lui, le bruit furieux du réel emplit tout l’espace mental ; il n’y a plus de place pour le retour réflexif nécessaire à la compréhension des événements, à l’identification précise des personnages. Je lisais Absalon sous la transe de l’orchestre, et ce n’est qu’ensuite, à la seconde lecture, habitué au bruit nouveau, assourdissant que j’ai pu entamer le travail, long et difficile mais combien gratifiant, du sens.

Voilà, je crois, ce qui importe. L’élucidation du sens n’est pas première chez Faulkner. C’est peut-être même la dernière chose à faire lorsque l’on débute son compagnonnage. Sa science radicale du récit, le pourquoi et le comment il nous perd, sont seconds. Ce qui importe – ce qui m’importe – c’est la perception que le chaos dans ses livres, qu’il transporte dans ma tête, est le chaos du réel.