Mon hôte à Sparte, un Canadien passé par les États-Unis, l’Allemagne et la Grèce, s’est montré chaleureux jusqu’à l’excès. Je n’étais pas encore installé qu’il me donnait déjà rendez-vous le lendemain (aujourd’hui), à sept heures du matin, dans son bureau situé à l’étage du dessus. Il m’a proposé de me faire une lessive — ce n’était pas de refus —, il m’a offert de l’huile d’olive et même un morceau de poterie d’après lui antique, mais sans doute pas. Pourquoi une telle gentillesse ?

Je ne l’ai compris que le lendemain matin, quand il m’a entretenu de son petit business, l’huile d’olive qu’il exporte dans différents pays, les États-Unis, le Canada, mais pas encore la France… Très rapidement, il m’a proposé de devenir son représentant en France et de l’aider à exporter son huile. Surpris, j’ai décliné poliment la proposition — moi, commercial en huile d’olive ? Sans déconner…

J’ai ensuite expliqué au Canadien tout feu tout flamme ma situation : j’ai quitté une ferme à côté de Pyrgos, et à présent je me ruine en logement. Ni une, ni deux, il appelle illico une de ses connaissances, une Bretonne de Quimper qui tient un hôtel à Gythion, dans le Magne. Celle-ci ne peut rien pour moi, ni me loger ni m’offrir du travail pour payer une chambre, mais elle me conseille de trouver un certain G., responsable régional pour l’ambassade de France, qui traîne souvent du côté de Mystra — c’est justement Mystra que je souhaitais visiter aujourd’hui.

Alors, à huit heures du matin, j’ai entrepris de grimper sur les hauteurs du Taygète, direction Mystra, pour trouver le fameux G. — une intrigue de roman. Après cinq bons kilomètres de marche, je me suis adressé au guichet du site archéologique : G. est connu comme le loup blanc ici. On me l’a passé au téléphone ; dix minutes plus tard j’étais devant lui, lui expliquant la situation ; une heure après il m’installait dans la maison toute neuve, luxueuse en diable, d’un ami psychiatre parti en vacances. La maison est située en pleine montagne, à dix kilomètres de Sparte, avec une vue imprenable sur le mont Parthénion. Je peux rester là une semaine, deux, trois, un mois si ça me chante, ça ne dérange personne, m’assure G., et puis il faut bien venir en aide aux paumés dans mon genre.

G., qu’Athéna fille de Zeus vous remercie grassement ; ce soir je ferai des libations pour tout ce que la Grèce compte de divinités, afin de les remercier de vous avoir placé sur ma route ! Je suis certes loin de la ville ici — compter deux heures à pied pour se rendre à Sparte — mais enfin c’est gratuit et c’est grand luxe, beaucoup paieraient très cher pour la vue que j’aurais sans doute demain matin pour le café. Et peut-être aussi qu’ici, dans le calme le plus absolu, je pourrais commencer à tresser les premiers fils de cette fiction envisagée dès Paris.

« Les gens affirmeront qu’ils dévorent les journaux et collent leurs oreilles à la radio (parfois les deux en même temps !) afin de se tenir au courant de se qui se passe dans le monde, mais c’est là une pure illusion. La vérité, c’est que dès l’instant où ces pauvres gens ne sont pas actifs, occupés, ils prennent conscience du vide terrifiant, affreux, qu’il y a en eux. Peu importe, à vrai dire, à quelle mamelle ils tètent, l’essentiel pour eux est d’éviter de se retrouver face à face avec eux-mêmes. Méditer sur le problème du jour, ou même sur ses problèmes personnels, est la dernière chose que désire faire l’individu normal.

Même aux cabinets, où l’ont pourrait croire qu’il n’est pas nécessaire de faire quoi que ce soit, ou de penser à quoi que ce soit, où une fois par jour au moins on est seul avec soi-même et où tout ce qui se passe est machinal, même ce moment de béatitude, car c’est bien une sorte de petite béatitude, il faut le rompre en se concentrant sur la matière imprimée. Chacun a, je suppose, son genre de lecture favori pour l’intimité des cabinets. Certains absorbent de longs romans, d’autres ne lisent que bagatelles sans consistance. Et d’autres, sûrement, se contentent de tourner les pages et de rêver. Quel genre de rêves font-ils ?… on se le demande. De quoi leurs rêves sont-ils teintés ? »

Lire aux cabinets, Henri Miller, Gallimard, 1957

G. est revenu me voir dans l’après-midi — il me rend une visite dans ma demeure haut-perchée, je biche ! Je comprends bien vite, en discutant, que G. est communiste, un vieux de la vieille, cultivé, aussi passionné par la marche du monde qu’il se désole de la voir aller à l’envers. C’est peut-être pour cela même, d’ailleurs, parce qu’il est communiste, qu’il m’a offert le gîte. Mon hôte canadien, par exemple, est certainement tout l’inverse d’un communiste ; alors il m’a proposé du travail mais pas le gîte — il aurait pu, pourtant, tous les appartements de son immeuble étaient vides. Tous les deux ont été extrêmement bons avec moi, seulement leurs bontés se sont exercées selon des cultures différentes.

G. est un personnage complexe. Nous avons passé l’après-midi à discuter, de la Grèce, de la France, des grands événements qui ont façonné le 20ème siècle — et bien sûr une trentaine d’années nous séparent, bien sûr je trouve manichéenne sa grille d’interprétation de ces événements ; mais à Sparte G. a croisé du monde, un Président, des ministres, des ambassadeurs, quelques barbouzes peut-être ; il m’a gavé d’anecdotes graves ou savoureuses, alors cette vieille façon d’envisager le monde, quoi que j’en pense, je dois savoir qu’elle existe toujours, je dois respecter toujours cette noblesse d’âme et l’esprit d’insoumission qui la fait vivre.