Rentrée hier à B. Colère intérieure, fermée, inexpugnable. Difficulté à feindre devant les élèves. C’est un mouroir pour idéal. Au milieu de la salle que j’utiliserai, je trouve une grosse flaque d’eau. Ordinateur et projecteur inutilisables, sans certitude qu’ils le soient un jour. Poussière partout, plinthes moisies, défoncées, échardes sur le rebord des fenêtres. Lino moucheté de moisissures marronnasse. Tous les stores bloqués en position basse. Puisqu’il manque quelques chaises pour les élèves, on les a remplacées par des chaises de jardin en plastique. Et je pourrais poursuivre la liste sur dix pages. Y a-t-il un seul équipement ici qui fonctionne de manière optimale ? Pour chaque chose que je découvre à B., j’espère seulement qu’elle ne dysfonctionnera pas trop. Dans la salle des profs, à quelques exceptions près, pas un qui ait plus de sept ou huit ans d’ancienneté. Voilà ce qu’on appelle abandon.


Début demain. Je réalise que, déjà, plus de deux cents élèves ont suivi mes cours de français. Le chiffre est dérisoire, mais il suffit à me donner le tournis. Avec la succession des rentrées chaque septembre, le stress est le même, mais il se manifeste d’une autre manière, de plus en plus somatique. Ces trois derniers jours : hypersensibilité cutanée au niveau de la hanche, et retour de ces nuits où le sommeil est un paravent pour activités cérébrales douteuses, redondantes et invisibles ; séries de flashs mentaux abrutissant comme des gifs concernant le collège – voilà, nous y sommes.


Deuxième journée. J’ai grandi dans mon métier. Surprise de ma sérénité devant les élèves. C’est ce que me disait B. l’année dernière : avec le temps, on parvient à dépenser moins d’énergie pour transmettre davantage.

Dans son Histoire de la marche, de Baecque aborde la figure du flâneur parisien. Je parcours distraitement les pages de ce chapitre que je connais presque par coeur sans l’avoir jamais lu ; la tarte-à-la-crème ne me touche plus du tout. Marcher dans Paris, pour moi, désormais, c’est voir le monde comme il déraille, la modernité comme elle nous flingue. Il cite Heine : « Quand Dieu le père veut s’amuser un brin, il ouvre les fenêtres de son palais céleste et regarde les Grands Boulevards ». Aujourd’hui, sur les Grands Boulevards, je ne remarque que des gens bardés d’oreillettes, sapés fancy, portant chacun deux ou trois sacs en carton griffés des boutiques de prêt-à-porter – et ça ne m’amuse pas du tout.


Je poursuis sur la ville. Il y a une trentaine d’années, sans doute à la faveur de la désindustrialisation massive, le thème de la ville est revenu en force en littérature. On scrutait les quais de gare, les cafés des travailleurs, les taxis et les autobus. La ville n’était plus cette enchanteresse, le lieu de tous les possibles, mais le trait visible des multiples fractures de la société. Il y avait encore beaucoup à écrire sur la ville, elle suscitait encore le désir de création. Aujourd’hui, il n’y a plus rien que je désire dans la ville. J’écris encore sur elle, sans doute, mais pour une autre raison : elle est désormais l’ennemi, toute notre faute et notre déréliction.

Cliché peut-être, mais quand même : à deux cents mètres de l’appartement, il y a un de ces naufragés que décrit si bien Declerck dans Les Naufragés. Peu après notre arrivée dans la rue, il s’est construit une sorte de cabane à même le trottoir en se servant d’un réverbère comme colonne de structure, et pour le sol d’une moitié de palette. En guise de toile, pour imperméabiliser, il a entouré la cabane d’une épaisseur de couverture de survie, et d’une deuxième de chatterton. Presque un an qu’il vivait là-dedans ; aucune circulation d’air, insalubre au possible. Il y dormait durant les chaleurs de l’été, je n’ose pas imaginer.

Il y a quelques jours, des agents municipaux lui ont retiré (cassé ?) sa cabane. Depuis, il n’a plus d’abri, emmuré dans son silence et sa crasse infâme, et nous le laissons crever, tous, collectivement, passons à côté de lui tous les jours sans lui jeter un regard, en le contournant pudiquement, et nous savons aussi, sans doute, qu’il est devenu tellement fou, tellement malade, qu’il n’y a plus grand-chose à faire (Declerk encore), qu’il refuse les soins et l’aide utile. Entre mille autres choses, c’est ce que produit la ville. Alors moi je pense qu’il faut écrire la ville pour la détruire.