Dans le train juste avant Tours. À côté, un bébé piaille et ses parents ont l’air stupides. Je les vois s’activer pour donner à manger, et ça déborde, et j’imagine comme dorénavant toute leur vie est affaire de bébé et de stupidité. Leurs gros sacs de voyage sont remplis de babioles pour bébé, le mien des affaires pour la rando.

On me demande de penser à envoyer des signes de vie quand nous serons dans la montagne. Mais si j’y vais, justement, c’est pour ne pas avoir à en donner.

Partis tôt ce matin de Tours, arrivés à Cauterêts en début d’après-midi. Dans la voiture, avons écouté le podcast d’un traileur. J’admire l’effort de ces gens, inhumain ; mais à chaque fois que je les entends parler de leur pratique, qui est aussi un art, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils sont dangereux comme des gourous. Ils sont prosélytes de la performance, qui devient une mystique. On entrerait dans leurs performances comme dans un groupe de prières Évangéliste.

Le chemin doit nous mener à Luchon ; la pente est sèche dès les premiers mètres — paysages semblables à celui de Litochoro l’année dernière, l’Olympe, avec A. Je pense très fort à la Grèce.

Bivouac le soir dans une forêt escarpée, non loin du lac de Gaube. Grandes cascades, temps bouché, forte humidité. Demain, la météo annonce beau temps.

Avons franchi le barrage d’Ossoue en passant par le col de la Hourquette. Passage de névés tardifs vers le haut du col, qui ont constitué le clou de l’étape. Mais nous sommes chargés comme des mulets ; lors de la descente du col, me suis tordu la cheville plusieurs fois à cause du poids de la tente.

Je réfléchis à une autre manière de prendre les paysages en photo, ce qui signifie penser autrement le paysage. En effet, que dire, ici même, des paysages que j’ai sous les yeux sinon qu’ils sont : escarpés ; splendides ; silencieux ; massifs ; quiets ; purs ; floraux ; caillouteux ; ensoleillés ; neigeux, etc. ? (et il faut généralement adjoindre des comparaisons ou des métaphores, aussi plates, à ces adjectifs plats)

Se souvenir également de la réflexion de Chris Marker dans Sans Soleil : les Japonais n’utilisent pas d’adjectifs ; pour eux, on peut employer le mot source sans le faire suivre de l’adjectif pure.

Je vais essayer de ne photographier que des détails généraux de paysage, peu évocateurs. Et pour les écrire, se passer autant que possible d’adjectif. – Et ce n’est pas pour autant refuser le paysage, au contraire !

Rêvé cette nuit que je disputais une sorte de match de football avec Didier Raoult. Il trichait, je perdais, à la fin je l’insultais. Mais je n’ai pas écrit le rêve pour ne pas réveiller B., et maintenant il est oublié.

Étape très dure, violente. Du barrage d’Ossoue au col de Sarradet en passant par Gavarnie. Avons dévié du GR pour surplomber le cirque. 1500m de dénivelé positif, dont une partie dans un pierrier immense, où nous avons zigzagué entre les chutes d’eau. Il aurait fallu des piolets pour monter là facilement. À la fin, quand il nous semblait apercevoir le col à une trentaine de mètres, la perspective se dégageait toujours pour nous le dévoiler à cent, toujours plus haut dans les glaciers.

Et tandis que nous glissions sur la neige ou enjambions les torrents avec l’eau jusqu’aux genoux, il y avait quelque chose d’absurde à voir des familles sans aucun équipement, des groupes d’adolescents pas pyrénéens pour un sou — et comment étaient-ils montés là ? –, en short et basket, qui paraissaient à leur aise en crapahutant à 2500m sur des blocs de glace à 17h l’aprèm. Je n’ai pas su s’ils étaient très forts ou complètement inconscients.

Avons monté la tente sur un replat entouré des falaises surplombant le cirque de Gavarnie. Des cascades tombent autour de nous dans un bruit d’enfer blanc. Les montagnes sont une succession de couches pierreuses, qui s’élèvent en stries puis retombent. Best bivouac ever. D’où nous sommes, on voit sous le capot de la montagne ; c’est un moteur à explosion qui fonctionne pour un temps qui nous dépasse.

Sur une carte, tous les chemins sont semblables. Ce sont des lignes noires qui serpentent parmi des courbes de niveau. Mais dans la montagne, cela peut être un raidillon balisé et praticable autant qu’un pierrier battu par les vents. Pendant la marche, j’essaye d’imaginer le monde par rapport à la carte, mais j’ai tendance à oublier qu’elle le simplifie et le rend trop aimable.

Hier, pour la montée du col de Sarradet, le chemin indiqué sur la carte n’était qu’un court segment au milieu d’une dizaine d’autres, qui semblaient tous égaux. Mais la carte avait oublié l’eau des fontes, les névés, la difficulté des pierres, et les courbes de niveau pour dire le dénivelé, bien que serrées sur la carte, ne laissaient pas augurer la difficulté qui nous attendait.

À la fin du journal pyrénéen de Victor Hugo, que je lis pour le séjour, il y a celui de Juliette Drouet. Les deux amants ont tenu leurs journaux en parallèle. Hugo, comme toujours, se montre grandiloquent et cosmologue, rien de très intéressant. Elle, par contre, recense mille détails de la vie quotidienne de Cauterêts ou Gavarnie. Son journal est infiniment plus sincère et plus habité que celui d’Hugo, pourtant l’éditeur se plaît à signaler ses quelques fautes d’orthographe par des « sic » déplaisants — comme s’il fallait la ramener d’une manière ou d’une autre à son rang subalterne. N’a-t-on jamais trouvé une faute d’orthographe dans un manuscrit du maître ?