Chose à laquelle je crois profondément – autant enfoncement de porte ouverte que vérité fuyante : à cause de la traduction (grâce à), le Faulkner que nous lisons n’est pas celui des Américains. Il faut revenir à un aspect de l’oeuvre déjà évoqué précédemment : lorsqu’il est importé en France par un quarteron d’intellectuels bien mis, les livres de Faulkner sont dérégionnalisés, universalisés, avec gommage systématique de leur aspect vernaculaire.
Par exemple Sanctuaire, premier Faulkner traduit en France, avec fameuse préface de Malraux. Dès sa sortie, aux États-Unis, c’est un roman scandaleux (et Faulkner dira d’ailleurs que le livre « (lui) apparaît comme une idée qui ne valait pas cher, car il fut conçu pour faire de l’argent »). En France en revanche, grâce à l’apport de Malraux, le livre se transforme tragédie grecque. Et même chose pour Tandis que j’agonise : en France, on fait d’Anse Bundren un Ulysse paysan, on retient les accents épiques du texte, quand aux États-Unis on y voit surtout une description grotesque, comique des paysans du Mississippi – et aveu concomitant : de toutes mes lectures j’ai si rarement perçu l’humour chez Faulkner (à l’exception de quelques passages évidents du Hameau), tandis qu’il est, paraît-il, omniprésent dans toute l’oeuvre, et pas du genre subtil, plutôt vachard et appuyé, mais trop difficile pour nous français de le percevoir à cause de la traduction qui l’estompe, et parce que ses références nous sont inconnues.
Le traducteur emblématique de Faulkner est Maurice-Edgar Coindreau, qui, un pied à Princeton et un autre à Paris auprès de Gaston Gallimard, découvre l’auteur par l’entremise de ses étudiants. En 1931, il rédige un premier article sur Faulkner dans la NRF, puis traduit deux nouvelles dans la même revue : Septembre ardent et l’une désormais de ses plus célèbres, Une rose pour Émily. Paradoxalement, bien que Sartre ait jugé que « la littérature américaine, c’est la littérature Coindreau », il n’est pas celui qui a le plus traduit Faulkner, ni même ses romans les plus importants (René-Noël Raimbault et René Hilleret ont traduit la plus grande part de l’oeuvre, dont Absalon, Le Hameau ou Sartoris). Cependant, Coindreau est celui qui a eu la plus grande proximité avec Faulkner, l’ayant côtoyé à plusieurs reprises et ayant travaillé assez étroitement avec lui pour la traduction capitale du Bruit et la fureur. En lisant ses Mémoires d’un traducteur (livre d’entretiens menés par Christian Giudicelli), je souriais en imaginant la rencontre Coindreau-Faulkner : l’un, stéréotype de l’intellectuel français d’avant-guerre, érudition monstre et distinction ripolinée, et l’autre, taiseux, mais sudistement convenable ; les longs silences qu’il devait y avoir durant leurs échanges, et Coindreau, sans doute, essayant avec un art consommé de la conversation de réduire la distance intellectuelle avec celui qui se présentait déjà, par bravade, comme « a farmer ».
Pour traduire les dialogues, Coindreau a identifié quatre sociolectes majoritaires chez Faulkner – et question de comment les transposer en français. D’abord, celui des familles Compson ou Sartoris, le parlé du Sudiste blanc instruit. Ensuite, celui qui irrigue tout entier la trilogie des Snopes, le « parlé du sudiste blanc arriéré des collines » (c’est Coindreau qui parle). Suivent le dialecte des Noirs et, quoique plus marginalement, le parlé des Noirs ayant subi l’influence des villes du Nord.
L’anecdote est assez connue à présent – et Pierre Bergounioux et Pierre Michon s’y réfèrent volontiers dans leurs études consacrées à Faulkner : longtemps, Coindreau s'est trouvé en échec pour rendre en français le parlé Noir. D’ailleurs, dans Sartoris, Raimbault s’en sort assez mal en le conformant à la caricature raciste, digne de Tintin : élision du « r » et apostrophe grossière, du type « il est pa’ti pa’ là ! » On dit que Coindreau s’est inspiré du patois vendéen pour éviter la caricature. Pour lui, la situation de la Vendée dans les années 30 était la plus similaire, vue de France, à celle du Mississippi. Milieu campagnard, faible taux d’éducation, mais vieilles familles dominantes établies depuis des générations, et sentiment aussi d’un territoire qui ne serait que le prolongement abstrait, uniquement administratif de la France.
Il est intéressant de constater à ce sujet que les auteurs français, tels Bergounioux ou Michon cités plus haut, qui considèrent Faulkner comme leur matrice littéraire sont justement issus de territoires aux fortes similitudes sociales avec le Sud mississippien.
Pour ma part, j’ignore tout du patois vendéen, mais il est évident que le parlé Noir est le mieux rendu dans les traductions de Coindreau. Je ne parviens pas à m’expliquer pour quelle raison. Quand un Noir parle, avec Coindreau, on reconnait le sociolecte à coup sûr – on ne confond jamais dans Le Bruit et la fureur la servante Dilsey avec Caroline Compson, par exemple –, mais sans que j’y puisse déceler le moindre truc, syntaxique ou grammatical. Bref, une réussite, mais j’aimerais bien savoir.
Dernière chose rapportée par Coindreau dans le livre d’entretiens cité plus haut, mine d’or pour tout ce qui concerne la littérature américaine : au cours de leurs entrevues, Faulkner, toujours discret, pouvait aussi être pris de longues absences, et Coindreau imaginait qu’il pensait à l’évolution d’un personnage ou d’un autre de ses songes – car Faulkner toujours pense en termes de personnage (c’est une grande leçon et il faudrait s’y attarder) : « je suis persuadé, disait Coindreau, que le monde réel pour lui était le comté de Yoknapatawpha dont il était le seul serviteur et maître ».
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