Je perdais mon temps, puis cette publicité en sidebar d’un site d’actualités culturelles, sur une page consacrée au box office cinéma ou aux dernières tendances du cool. Un petit encart obsédant tout en longueur, fixé à l’extrémité gauche de l’écran ; je faisais défiler la page pour ne plus le voir, mais il suivait mes mouvements, bien décidé à me faire voir jusqu’au bout, à me troubler, me mettre hors de moi pour attirer mon attention dans le vortex de ces aisselles mortes, de cet entrejambe pourri, puis je remarquais les trois lettres, ysl, et comprenais : c’est pour du luxe.
Je passe très vite sur l’arnaque de la publicité ciblée, sur laquelle les gens très-haut misent à milliards. Qu’est-ce qu’ils espèrent en me confrontant à ça ? Que j’achète ça ? Que j’en fasse cadeau ? Je n’aurais jamais dû y avoir accès. Quelque part dans le monde un serveur a buggé, a mélangé des données, ou alors, à dessein, par espièglerie, il a voulu ajouter un peu de chaos au monde. Je n’aurais jamais dû la voir.
Avant de remarquer le ysl sur le vêtement, je n’avais pas envisagé une pub de marque, mais plutôt de la réclame pour un événement d’art, genre le nouveau cool aujourd’hui c’est la confusion du chic et du crade, concept à l’oeuvre depuis cent-cinquante ans mais qu’on nous refourgue encore jusqu’à plus soif sous-titré d’un néon « nouveauté ! » clignotant, jusqu’à l’ablation totale de nos imaginaires.
Une image précise m’est venue à la seconde où je l’ai vue : araignée morte. Pas la femme, l’image en entier. Une impudeur cadavérique, sans rien de radical ni de subversif. En cherchant bien, les seuls messages de cette image sont : femme ; araignée ; morte ; ysl. Rien d’autre. Seul un cadavre s’offre de cette manière aux regards, la vulve froide bien étalée, et même froideur dans le visage, dans les cheveux dont le chignon constitue la négation, dans l’absence des yeux et le rouge de sang coagulé sur les lèvres.
La femme sur la photo (la mannequine Binx Walton) est attachée par les mains et par les pieds à la chaise, et la camisole tricolore qu’elle a dû enfiler la serrait tant qu’elle s’est arrêtée de respirer. Qui sait les sévices qu’on lui a fait subir ? On jurerait que ces lunettes de soleil cachent un visage tuméfié.
C’est à partir de ce cadavre humain que le photographe a composé la nature morte d’araignée morte, engendrant pour le même cliché deux cadavres dans un seul corps. Et le corps commencera bientôt sa décomposition au bord d’une piscine d’une de ces maisons américaines payées à crédit puis abandonnée durant les subprimes – cool, bien sûr, une araignée morte, beaucoup de sens, de signes, bien sûr, cool esthétique de la déliquescence à admirer place Vendôme, acheter pour quelques milliers d’euros une camisole qui fera de nous une araignée morte comme celle sur l’écran.
Je garde en mémoire, même quelques jours plus tard, les membres arachnéens brisés, les épaules éclatées tellement on leur a tapé dessus pour leur donner forme d’araignée. Cette hanche qu’on a forcée, ce visage maintenu par deux horribles oreillons, et ces trois lettres, ysl, comme le pommeau de trois pieux enfoncés post-mortem dans ce corps d’araignée morte. Alors une question, si on ne me vend pas ça à moi : que reste-t-il à vendre d’une araignée quand elle est morte ?
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